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Refermés - Page 17

  • Le Journal

    Désespérant de faire accepter ses manuscrits par les libraires, Lucien se tourne vers les journalistes.

    En proie aux émotions du pressentiment écouté, combattu, qu’aiment tant les hommes d’imagination, il arriva rue Saint-Fiacre auprès du boulevard Montmartre, devant la maison où se trouvaient les bureaux du petit journal et dont l’aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu.

    Dans les bureaux du journal il est confronté à un "manchot invalide" puis au "cerbère du journal",  un ancien officier de l’Empire. Sur une porte, une pancarte avec ces mots : "Bureau de Rédaction, et au-dessous : Le public n’entre pas ici."

    — Je viens pour parler au rédacteur en chef.
    — Il n’y a jamais personne ici avant quatre heures.

    Lucien sort se promener, revient à quatre heures. En l’absence du cerbère, il décide de pousser la porte interdite. Il trouve une  pièce déserte : une table ronde, quelques chaises, des papiers éparpillés : "quelques articles d’une écriture illisible", des caricatures ; l’une d’elle "sembla très impudique à Lucien, mais elle le fit rire".

    Cinq heures sonnent. Le vieil officier a réapparu.

    — Monsieur, je suis là depuis une heure, dit le poète d’un air assez fâché.
    — Ils ne sont pas venus, dit le vétéran napoléonien en manifestant un émoi par politesse. Ca ne m’étonne pas. Voici quelque temps que je ne les vois plus. Nous sommes au milieu du mois, voyez-vous. Ces lapins-là ne viennent que quand on paye, entre les 29 et les 30.
    (…)
    — Où se fait donc le journal ? dit Lucien en se parlant à lui-même.
    — Le journal ? dit l’employé (…) Le journal, monsieur, se fait dans la rue, chez les auteurs, à l’imprimerie, entre onze heures et minuit.
    (…)
    — Je viens pour être rédacteur (…)
    — Bien dit, mon petit pékin, reprit l’officier en frappant sur le ventre de Lucien ; mais dans quelle classe de rédacteurs voulez-vous entrer ? répliqua le soudard en passant sur le ventre de Lucien et descendant l’escalier. (…) Or donc, mon petit, nous avons différents corps dans les rédacteurs : il y a le rédacteur qui rédige et qui a sa solde, le rédacteur qui rédige et qui n’a rien, ce que nous appelons un volontaire ; enfin le rédacteur qui ne rédige rien et qui n’est pas le plus bête, il ne fait pas de fautes celui-là, il se donne les gants d’être un homme d’esprit, il appartient au journal, il nous paye à dîner, il flâne dans les théâtres, il entretient une actrice, il est très-heureux. Que voulez-vous être ?

    (Tout ceci est une blague, bien sûr, mais ce sont déjà les démêlés de Joseph K. avec le tribunal ou de l’arpenteur K avec l'administration du Château.)

  • A Paris

    Quelques phrases au style indirect libre au début de la deuxième partie des Illusions perdues. (Madame de Laborde et Lucien arrivent à Paris, expulsés en quelque sorte d’Angoulême par la déflagration de leurs amours. Monsieur du Châtelet, autre soupirant, malheureux, de Madame de Laborde, les y suit de peu).

    Après le dîner, Châtelet conduisit ses deux convives au Vaudeville. Lucien éprouvait un secret mécontentement à l'aspect de du Châtelet, il maudissait le hasard qui l'avait conduit à Paris. Le Directeur des Contributions mit le sujet de son voyage sur le compte de son ambition : il espérait être nommé Secrétaire-Général d'une Administration, et entrer au Conseil-d'État comme Maître des Requêtes ; il venait demander raison des promesses qui lui avaient été faites, car un homme comme lui ne pouvait pas rester Directeur des Contributions ; il aimait mieux ne rien être, devenir Député, rentrer dans la diplomatie. Il se grandissait, Lucien reconnaissait vaguement dans ce vieux beau la supériorité de l'homme du monde au fait de la vie parisienne ; il était surtout honteux de lui devoir ses jouissances.

    Le bref passage au style indirect libre pourrait avoir été écrit par Flaubert. Et les scènes de cette arrivée à Paris annoncent l’Education sentimentale. Lucien tombe de la haute et précaire position conquise à Angoulême. L’acide parisien dissout l’engouement de madame de Laborde. Lucien cesse d’être le protagoniste agissant pour devenir un premier Frédéric Moreau, spectateur de la vie parisienne. Il arpente la terrasse des Feuillants en examinant les costumes des élégants, il regarde passer les belles voitures sur les Champs-Élysées. Les bornes de l’univers ont reculé, le monde d’Angoulême se rapetisse et se déprécie (les fortunes arrachées à l’économie provinciale payent ici à peine un habit à la mode et un dîner chez Véry). Lucien se découvre marginal et seul.

  • penser éternellement dans un calme assuré

    Je souffre de grands dommages dans les soins matériels ; mon fleuve se perd dans les sables. Je n'ai presque pas de réserves dans cette immense usurpation de la subsistance journalière sur le temps de la pensée, et je prévois que dans ma vie il me faudra toujours jeter de cette divine proie à la cruelle nécessité. Je me dis bien que le moment viendra où nous commencerons à penser éternellement dans un calme assuré ; mais d'ici là, peiner, se consumer en soins au profit d'une dépouille future, ôter beaucoup à l'esprit pour acheter une place parmi des hommes, hélas !  bien ménagés si je les dis mes étrangers, d'une certaine activité insupportable et d'un niveau désolant : tout cela, c'est une bien grande agonie de l'âme et qui renverse étrangement le sens de ce mot de vie.

    (Guérin, le Cahier vert).

  • Crépuscule

    J'imaginais les lueurs molles et tendres des crépuscules comme des particules douces et bienfaisantes déposées par le fleuve brûlant de lumière qui venait de traverser le ciel. Et je considérais avec un charme profond le ciel se pénétrant avec une mélancolique volupté de ce limon aérien qui le calmait. Je suivais au couchant ce qui se passait en moi dans la même heure, et le soir et moi nous assoupissions dans le même apaisement de douleur.

    (Guérin, le Cahier vert.)

  • L'empereur absent

    Extraordinaire récit des dernières années de Tibère par Tacite : l’empereur quitte Rome "pour ne plus y revenir". Il dirige l’empire depuis son repaire de Capri (île sans port).

    Je suis porté à croire que cette solitude lui plut, parce que l'île, sans aucun port, offre à peine quelques lieux de refuge aux bâtiments légers, et qu'on ne peut y aborder sans être aperçu par les gardes.

    Cependant, à certains moments, l’empereur quitte sa retraite et s’approche de la Ville, rôdant comme un charognard autour d’une proie, mais

    (…) Tibère, loin de venir jamais au conseil public, ne vint pas même dans Rome. Tournant autour de sa patrie, presque toujours par des routes écartées, il semblait à la fois la chercher et la fuir.

    Paradoxalement l’éloignement (plus ou moins grand) de l’empereur ne diminue pas sa puissance.  Il règne par lettres.  Il déjoue les complots, il prononce des jugements. Ses messages sont lus devant le sénat. Une mention indirecte peut marquer une condamnation à mort :

    Le consulaire C. Galba et les deux Blaesus finirent volontairement leurs jours: Galba, sur une lettre sinistre où l'empereur lui défendait de se présenter au partage des provinces; les Blaesus, parce que des sacerdoces promis à chacun d'eux pendant la prospérité de leur maison, ajournés depuis ses malheurs, venaient enfin d'être donnés à d'autres comme des dignités vacantes. C'était un arrêt de mort; ils le comprirent et l'exécutèrent.

    Ce singulier pouvoir à distance s’accorde avec la pratique du suicide par les Romains ; de même que le prince agit sans être présent, l’arrêt de mort, ici, est accompli avant d’avoir été proféré.

  • Le nom oublié

    Pison est convaincu de complot et accusé d’avoir empoisonné Germanicus. Il se donne la mort.

    Le prince (Tibère) (…) ne voulut pas que le nom de Pison fût rayé des fastes, puisqu'on y maintenait celui de Marc-Antoine, qui avait fait la guerre à la patrie, celui de Julius Antonius, qui avait porté le déshonneur dans la maison d'Auguste. II sauva Marcus de l'ignominie, et lui laissa les biens paternels. J'ai déjà dit plusieurs fois que Tibère n'était point dominé par l'avarice; et la honte d'avoir absous Plancine le disposait à la clémence. Valerius Messalinus proposait de consacrer une statue d'or dans le temple de Mars Vengeur, Caecina Severus d'élever un autel à la Vengeance; César s'y opposa: "Ces monuments, disait-il, étaient faits pour des victoires étrangères; les malheurs domestiques devaient être couverts d'un voile de tristesse." Messalinus avait opiné aussi pour que Tibère, Augusta, Antonia, Drusus et Agrippine (1) reçussent des actions de grâces comme vengeurs de Germanicus. Il n'avait fait aucune mention de Claude (2), et L. Asprenas lui demanda publiquement si cette omission était volontaire: alors le nom de Claude fut ajouté au décret. Pour moi, plus je repasse dans mon esprit de faits anciens et modernes, plus un pouvoir inconnu me semble se jouer des mortels et de leurs destinées. Certes, le dernier homme que la renommée, son espérance, les respects publics, appelassent à l'empire, était celui que la fortune tenait caché pour en faire un prince.

    (Tacite, Annales III, 18)

    (1) respectivement l’empereur, sa mère, la mère, le beau-frère et la veuve de Germanicus.
    (2) frère de Germanicus, qui sera empereur

  • The horror (2)

    "Libo Drusus, de la maison Scribonia, fut accusé de complots contre l'ordre établi."

    Aux accusateurs, Catus et Trio, s'étaient joints Fonteius Agrippa et C. Vibius. Tous quatre se disputaient à qui signalerait son éloquence contre l'accusé. Enfin Vibius, voyant que personne ne voulait céder, et que Libo était sans défenseur, déclare qu'il se bornerait à exposer l'un après l'autre les chefs d'accusation. Il produisit des pièces vraiment extravagantes: ainsi Libo s'était enquis des devins "s'il aurait un jour assez d'argent pour en couvrir la voie Appienne jusqu'à Brindes."  Les autres griefs étaient aussi absurdes, aussi frivoles, et, à le bien prendre, aussi dignes de pitié. Cependant une des pièces contenait les noms des Césars et des sénateurs, avec des notes, les unes hostiles, les autres mystérieuses, écrites, selon l'accusateur, de la main de Libo. Celui-ci les désavouant, on proposa d'appliquer à la question ceux de ses esclaves qui connaissaient son écriture; et, comme un ancien sénatus-consulte défendait qu'un esclave fût interrogé à la charge de son maître, le rusé Tibère, inventeur d'une nouvelle jurisprudence, les fit vendre à un agent du fisc, afin qu'on pût, sans enfreindre la loi, les forcer à déposer contre Libo. Alors l'accusé demanda un jour de délai; et, de retour chez lui, il chargea son parent, P. Quirinius, de porter à l'empereur ses dernières prières.

    On lui répondit de s'adresser au Sénat. Cependant sa maison était environnée de soldats. Déjà on entendait le bruit qu'ils faisaient dans le vestibule: on pouvait même les apercevoir. En cet instant Libo, qui cherchait dans les plaisirs de la table une dernière jouissance, n'y trouvant plus qu'un nouveau supplice, demande la mort, saisit les mains de ses esclaves, y met son épée malgré eux.  Ceux-ci reculent effrayés et renversent la lumière placée sur la table. Au milieu de ces ténèbres, qui furent pour lui celles du tombeau, Libo se porta deux coups dans les entrailles. Ses affranchis accoururent au cri qu'il poussa en tombant, et les soldats, le voyant mort, se retirèrent. L'accusation n'en fut pas poursuivie avec moins de chaleur dans le sénat, et Tibère jura qu'il aurait demandé la vie de l'accusé, tout coupable qu'il était, s'il ne se fût trop hâté de mourir.

    (Tacite, Annales, II 30-31)