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Refermés - Page 21

  • Lumière au nord

    Une chose semble pourtant avoir échappé à l'attention des commentateurs : dans ce tableau d'un maître si renommé pour son naturalisme (La Vierge dans une église de Jan van Eyck, au musée de Berlin) (...), la lumière du soleil entre par le côté nord.

    Il n'existe pas dans toute la chrétienté de cathédrale gothique dotée d'une choeur à chapelles rayonnantes qui soit orientée vers l'ouest et non vers l'est. Et, s'il est hasardeux d'accuser le plus observateur des peintreset aussi l'un des plus éruditsd'une erreur d'échelle il serait presque sacrilège de l'accuser d'une faute contre la loi de la nature et contre l'usage ecclésiastique le plus familier. S'il a décidé d'inverser les lois de la nature, c'est qu'il avait une raison. Et cette raison est simplement que la lumière qu'il dépeint n'est pas destinée à figurer la lumière naturelle, mais la lumière surnaturelle, ou supra-essentielle, qui illumine la Cité de Dieu : la Lumière divine, sous les apparences de la lumière du jour. Chez Jan van Eyck, cette lumière, bien qu'indépendante des lois de l'astronomie, ne l'est pas des lois du symbolisme. Et la plus impérieuse des lois du symbolisme. Et la plus impérieuse de ces lois symboliquesinéluctable au point que, en cas de conflit, elle prend le pas sur toute autre signification symbolique, y compris celle du nord et du sudest le caractère positif de la droite, et le caractère négatif de la gauche.

    (Panofsky, Les Primitifs flamands)

  • Des cerisiers et des tombes

    Le petite garçon dévorait des yeux ces lieux qu'il connaissait, tandis que la maudite calèche s'empressait de les dépasser, laissant tout derrière elle. Après la prison, il aperçut les forges noires, enfumées, puis le cimetière verdoyant, intime, entouré d'une clôture en meulière ; au-dessus de la clôture blanchoyaient gaiement des croix et des monuments, jouant à cache-cache dans la verdure des cerisiers et se transformant en taches blanches à mesure qu'on s'éloignait. Iégorouchka se rappela que, lorsque les cerisiers étaient en fleur, ces taches blanches se mêlaient aux fleurs des cerisiers en une mer de  blancheur, et qu'au temps du mûrissage les monuments et les croix étaient semés de points rouge sang.

    (Tchekhov, la Steppe - trad. V Volkoff)

  • Je pars

    (A Aix-en-Savoie, Casanova fait la connaissance d'un couple de joueurs : l'homme fait des dupes ; la femme s'efforce de les retenir. Casanova a plusieurs fois reporté son départ. Mais ce jour-là :)

    (...) je monte chez le marquis pour prendre congé. Je trouve sa maîtresse toute seule. Je lui dis que je devais partir à deux heures ; elle me répond que je ne partirais pas, que je lui ferais le plaisir de rester là encore deux jours. Je lui dis que j'étais très sensible à son empressement, mais qu'une affaire de la plus grande importance m'obligeait à partir. Me disant toujours que je devais rester, elle se met debout devant un  grand miroir, et elle délace son corset pour le lacer mieux après avoir arrangé sa chemise. Faisant ce manège, elle me laisse voir des globes faits pour rendre vaine toute résistance, mais je fais semblant de ne pas les voir. Je voyais un projet fait, mais j'étais décidé à l'éventer. Elle met un pied sur le bord du canapé où j'étais assis, et sous prétexte de se mettre une jarretière au-dessus du genou elle me laisse voir une jambe faite au tour, et sautant à l'autre elle me laisse entrevoir des beautés qui m'auraient dompté si le marquis ne fût pas survenu. Il me propose un quinze à petit jeu, la dame veut être de moitié avec moi, j'ai honte à le refuser ; elle s'assied près de moi ; elle lui faisait le service. Quand on vint dire qu'on m'avait servi, j'ai quitté perdant quarante louis. Madame me dit qu'elle m'en devait vingt. Au dessert Le-duc m'annonce une voiture à la porte. Je me lève, madame me dit qu'elle me devait vingt louis, elle veut me les payer, et elle m'oblige de l'accompagner à sa chambre.

    D'abord que nous y sommes, elle me dit sérieusement que si je pars, je la déshonore, puisque toute la compagnie savait qu'elle s'était engagée à me faire rester. Elle me dit qu'elle ne se croyait pas faite pour être méprisée, elle me jette sur le canapé, et elle retourne à la charge, liant de nouveau devant moi ses maudites jarretières. Ne pouvant pas nier de voir ce qu'elle voit que je voyais, je loue tout, je touche, je baise, elle se laisse tomber sur moi, et elle devient fière quand elle trouve la marque infaillible de ma sensibilité ; elle me promet, collant sa bouche sur la mienne, d'être toute à moi le lendemain. Ne sachant plus comment faire pour me délivrer, je la somme de sa parole, et je lui dis que j'allais faire dételer précisément dans le moment que le marquis entrait. Je descends comme si c'était pour revenir, l'entendant me dire qu'il allait me donner ma revanche. Je ne lui réponds pas. Je sors de l'auberge, je monte dans ma voiture, et je pars.

    (Casanova, Histoire de ma vie, 7.II)

  • Nel mezzo del cammin di nostra vita

               Ce fut dans ce fatal jour au commencement de septembre 1763 que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre. J’avais trente-huit ans. Si la ligne perpendiculaire d’ascension est égale en longueur à celle de descente, comme elle doit être, aujourd’hui, premier jour de novembre 1797, il me semble de pouvoir compter sur presque quatre années de vie, qui en conséquence de l’axiome : motus in fine velocior, passeront bien vite.
    La Charpillon que tout Londres a connue, et qui, je crois, vit encore, était une beauté à laquelle il était difficile de trouver un défaut. Ses cheveux étaient châtain clair, ses yeux bleus, sa peau de la plus pure blancheur,
    (...) (Etc.)

    (Casanova, Histoire de ma vie, 9.XI)

  • Le grand vide enfermé

    Cy Twombly a peint (ou, plus exactement, a fait peindre à son idée) le plafond de la salle des bronzes antiques au Louvre : un grand rectangle bleu ciel, vide, avec sur les bords des disques couleur de métal ou de terre (sphères, boucliers, jetons des Médicis, etc.) et, dans des cartouches, les noms d'artistes grecs anciens.

    Citons, à ce propos, Barthes ("Sagesse de l'art"), qui cite Valéry à propos de Twombly :

    Le Rectangle Rare renvoie de la sorte à deux civilisations : d'un côté au "vide" des compositions orientales, simplement accentué ici et là d'une calligraphie ; et de l'autre à un espace méditerranéen, qui est celui de Twombly ; curieusement, en effet, Valéry (encore lui) a bien rendu compte de cet espace rare, non à propos du ciel ou de la mer (à quoi on penserait d'abord), mais à propos des vieilles maisons méridionales : "ces grandes chambres du Midi, très bonnes pour une méditation - les meubles grands et perdus. Le grand vide  enfermé - où le temps ne compte pas. L'esprit veut peupler tout cela." Au fond les toiles de Twombly sont de grandes chambres méditerranéennes, chaudes et lumineuses, aux éléments perdus (rari) que l'esprit veut peupler.

  • Couleur d'aventurine

    Le jour de la Toussaint, dans la moment qu'après avoir entendu la messe j'allais monter dans une gondole pour retourner à Venise, j'ai rencontré une femme dans le goût de Laure qui après avoir laissé tomber à mes pieds une lettre passa en avant. Je la ramasse, et je vois la même femme qui, satisfaite de m'avoir vu la ramasser, va son chemin. La lettre était blanche, et cachetée à cire d'Espagne couleur de venturine. L'empreinte représentait un noeud coulant. A peine entré dans la gondole, je décachette, et lis ceci :
    "Une religieuse qui depuis deux mois et demi vous voit tous les jours de fête à son église, désire que vous la connaissiez.(...)"
    (Etc.)

    (Casanova, Histoire de ma vie, 4.I).

  • L'espace d'un instant, le temps d'une vie

    Une demi-heure escamotée :

    (Au retour d'une partie de plaisir, Donna Lucrezia et le jeune Casanova sont, pour la première fois, seuls ensemble dans la voiture qui les ramène).

    Combien de choses nous nous serions dites, avant de nous livrer à notre tendresse, si le temps n'avait pas été précieux ! Mais ne sachant que trop que nous n'avions qu'une demi-heure, nous devînmes dans une minute un seul individu. Aux faîtes du bonheur, et dans l'ivresse du contentement je me trouve surpris d'entendre sortir de la bouche de Donna Lucrezia les paroles : Ah ! Mon Dieu ! Que nous sommes malheureux ! Elle me repousse, elle se rajuste, le cocher s'arrête, et le laquais ouvre la portière.
    - Qu'est-il donc arrivé, lui dis-je, me remettant en état de décence.
    - Nous sommes chez nous.
    Toutes les fois que je me rappelle cet événement il me semble fabuleux, ou surnaturel. Il n'est pas possible de réduire le temps à rien, car ce fut moins qu'un instant, et les chevaux cependant étaient des rosses.

    (Casanova, Histoire de ma vie, 1.IX).

     

    Dans quarante ans d'ici :

    (Un peu plus tard, alors que Casanova a entrepris de faire carrière dans l'Eglise, il est mêlé malgré lui, en tiers, à une intrigue amoureuse.)

    Un jour ou deux après le Père Georgi me dit que la nouvelle du jour à Rome était l'enlèvement manqué de la fille de l'avocat Dalacqua ; et qu'on me faisait directeur de toute cette intrigue ; ce qui lui déplairait très fort. Je lui ai parlé comme j'avais parlé à Gama, et il montra de me croire ; mais il me dit que Rome n'aimait pas de savoir les choses comme elles étaient ; mais comme il lui paraissait qu'elle devait être.

    On sait, me dit-il, que vous alliez tous les matins chez Dalacqua ; on sait que le jeune homme allait souvent chez vous, et cela suffit. On ne veut pas savoir ce qui détruirait la calomnie, car on l'aime dans cette sainte cité. Votre innocence n'empêchera pas que cette histoire ne soit mise sur votre compte dans quarante ans d'ici entre les cardinaux dans un conclave à l'occasion qu'on vous proposerait pour être élu pape.

    (Casanova, Histoire de ma vie, 1.X).