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Refermés - Page 23

  • Summertime, de Coetzee

    Summertime, de Coetzee.

    Coetzee est mort. Un biographe rassemble des matériaux pour un essai qui présentera l'écrivain à son retour en Afrique du Sud, dans les années 1970. Il a trouvé, parmi les carnets laissés par l'écrivain,  des ébauches autobiographiques pour cette période. Il a conduit une série d'interviews avec des personnes qui ont connu Coetzee à ce moment-là. Nous lisons successivement quelques fragments de Coetzee (brièvement annotés de sa main), les interviews plus ou moins retravaillées par le biographe puis une seconde série de notes.

    Les notes ont le ton et la manière des fictions autobiographiques publiées précédemment par Coetzee : Boyhood et Youth (Le récit est à la troisième personne, l'auteur s'observe avec une certaine distance narquoise). Nous y retrouvons le même personnage, coriace, solitaire et silencieux. Notre héros fait triste figure : vivant chez son père dans une maison délabrée de la banlieue du Cap. Les deux hommes forment un couple mal assorti, tard-venu et vieillissant ; l’un est célibataire, l’autre veuf. Ils ne s’entendent pas et ne se parlent guère. Le fils semble partagé entre le devoir de vivre avec son père et l’envie de l’abandonner à son misérable sort.

    Dans le tête-à-tête autobiographique, les interviews ouvrent une diversion bienvenue. Sauf exception, les interviewés n'apparaissent pas dans les notes. Le plus souvent ils ne parlent qu'avec réticence de Coetzee, soit par discrétion, soit parce que celui-ci n'est qu'un médiocre ingrédient de leur propre histoire. La plupart ne l'ont pas lu et l'homme ne les a pas impressionnés. Mais leur récit ajoute quelques traits burlesques et quelques couleurs extravagantes au portrait de Coetzee (entre autres, une théorie sur le deuxième mouvement du quintette pour cordes de Schubert). Surtout leur voix est indéniablement vivante ; et la sécheresse ou la circonspection qu'on reproche à l'auteur n'ont pas étouffé sa prédilection pour deux de ses personnages : la bien-aimée cousine Margot et l'inflexible Adriana Teixeira Nascimento. 

     

  • L'arc brisé

    Le 9 septembre 1000, une bataille navale oppose dans la Baltique le roi de Norvège, Olaf, aux rois du Danemark et de Suède et au duc Eric, leur allié. Le roi Olaf est encerclé sur son navire, le Serpent.

    Einar Thambarskelfir était posté dans la maille étroite, à l'arrière du Serpent, et tirait à l'arc ; c'était un archer d'une adresse et d'une vigueur hors de pair. Il décrocha contre le duc Eric une flèche qui vint se planter dans la tête du gouvernail, au-dessus de la tête du duc, et s'enfonça jusqu'au fût. Le duc regarda autour de lui, puis demanda à ses hommes s'ils savaient d'où venait le trait, mais aussitôt une seconde flèche arriva si près du duc qu'elle vola entre son bras et sa hanche, puis alla se ficher dans le dossier [de l'homme de barre] si profondément que la pointe et une grande partie du fût en ressortirent. Le duc dit alors à l'homme qui selon certains s'appelait Finn, mais qui selon d'autres était Finnois, et qui était un excellent tireur à l'arc : "Vise le grand gaillard qui est posté dans la maille étroite !" Finn décocha une flèche qui arriva au beau milieu de l'arc d'Einar, au moment même où il le bandait pour la troisième fois. L'arc se fracassa alors en deux morceaux. Le roi Olaf déclara alors : "Qu'est-ce qui vient de se fracasser si bruyamment ? " Einar répondit : "C'est la Norvège, mon roi, qui vient de se fracasser entre tes mains. - Ce ne fut pas un si grand fracas, rétorqua le roi, mais prends mon arc et continue de tirer", et il lui lança son arc. Einar l'attrapa, engagea aussitôt une flèche dans et tendit l'arc bien au-delà de la pointe de la flèche. Il s'exclama alors : "Trop souple, trop souple est l'arc du souverain !" Il rejeta l'arc, se saisit de son bouclier et de son épée et se mit à combattre.

    (Snorri Sturluson, "Saga du roi Olaf Tryggvason" in Histoire des rois de Norvège (I) - trad. F-X Dillmann).

  • Le bouclier d'Amlethus, ekphrasis

    (Amlethus) s'était fait faire aussi un bouclier sur lequel il avait demandé que figurât en des tableautins d'une rare facture le récit de tous ses exploits depuis son plus jeune âge. De cette pièce de parade, il se servit pour témoigner de ses vertus et de sa gloire en raccourci.
    Sur cette oeuvre d'art, on pouvait voir représentés Horwendillus égorgé, Fengo, le parricide incestueux, l'oncle ignoble, le neveu grotesque, les bâtons à crochets, la suspicion du beau-père, la dissimulation du beau-fils, les différents genres d'épreuves, la femme employée au piège, la gueule ouverte du loup, la découverte du gouvernail, le sable métamorphosé, l'entrée dans les sous-bois, le taon avec son brin de paille, le jeune homme qui fait signe, les compagnons auxquels on fausse compagnie et le commerce avec la jeune fille en un lieu écarté. On distinguait aussi le dessin du palais, le tête-à-tête de la reine et de son fils, l'espion égorgé, bouilli, jeté dans le cloaque et abandonné aux porcs qui engloutissaient ses membres couverts de fange, tels quels, avec un appétit de bêtes féroces. Plus loin, on retrouvait Amlethus qui surprenait le secret de son escorte endormie, effaçait les signes des lettres et les remplaçait par d'autres caractères, dédaignait le repas, méprisait la boisson, jugeait le regard du roi et remarquait les mauvaises manières de la reine. On apercevait encore la pendaison des envoyés, les noces du jeune homme, le retour au Danemark, le banquet de funérailles, les bâtons exhibés en lieu et place des compagnons dont on s'enquiert, le jeune prince dans le rôle de l'échanson, ses doigts écorchés par le tranchant de son épée sans cesse dégainée, le glaive fixé par un clou, les convives applaudissant à tout rompre, de plus en plus émoustillés, la tenture jetée sur les dormeurs fermement sanglés dans leur sommeil grâce aux crochets, le tison mis à l'édifice, les convives brûlés, l'effondrement du palais dévoré par les flammes, la visite que fait Amlethus à la chambre de Fengo, l'épée qu'il y prend et celle - la sienne, d'aucun secours pour Fengo - qu'il lui substitue, et enfin le massacre du roi tué de la pointe même de son arme par la main de son beau-fils.

    (Saxo Grammaticus, la Geste des Danois, trad. F-X Dillmann).

  • "Je ne savais rien de moi"

    Au bout de deux semaines et quelques jours, indulgent lecteur, je roulais vers lui, vers ce vaste monde, confortablement installé, côté coin-fenêtre, dans un coupé de première classe du Nord-Sud Express, orné de glaces, le bras appuyé sur l'accotoir de la banquette, la nuque contre la têtière au crochet du commode dossier, les jambes croisées, vêtu de flanelle anglaise bien repassée, mes bottines vernies gainées de guêtres claires. Ma malle de cabine bourrée d'effets avait été enregistrée, mes bagages à main - veau et crocodile - timbrés des monogrammes L. d. V. et de la couronne à neuf fleurons remplissaient le filet au-dessus de ma tête. (...)

    (Félix Krull a pris le train pour Lisbonne, acceptant de prendre la place et l'identité du marquis de Venosta que ses parents envoyaient faire le tour du monde loin de sa bonne amie, la parisienne Zaza.)

    Je m'avisais (...que) je devais chasser de mon âme tous les souvenirs rattachés à mon existence antérieure, désormais point valables.
    Tel que j'étais là, je n'y avais plus droit, en quoi d'ailleurs je ne perdais rien. Mes souvenirs ! Devoir y renoncer ne constituait pas une perte. Seulement, il n'était guère facile de leur substituer avec quelque netteté ceux qui m'incombaient présentement. Le sentiment d'une certaine faiblesse mnémonique, même d'un trou dans la mémoire, n'était point sans me troubler dans mon coin luxueux. Je m'aperçus que je ne savais rien de moi (...)

    (Thomas Mann, les Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull, trad. L Servicen).

  • Souvenir de Ferrare

    Immortalisée par Giuseppe Carducci et par Gabrielle D'Annunzio, cette rue de Ferrare est si connue des amoureux de l'art et de la poésie du monde entier que toute description en est superflue. Nous sommes, comme on le sait, exactement au coeur de cette partie nord de la ville qui fut ajoutée sous la Renaissance à l'exigu bourg médiéval et qui, précisément à cause de cela, s'appelle l'Addizione Erculea. Vaste, droit comme une épée depuis le château jusqu'au rempart, bordé sur toutes sa longueur par les brunes masses de demeures patriciennes, avec sa lointaine et sublime toile de fond de rouge brique, de vert végétal et de ciel, qui semble vraiment conduire à l'infini : le Corso Ercole I d'Este (...).
    (Bassani - Le Jardin des Finzi-Contini, trad. M Arnaud)

     Une épée, en effet, mais la pointe est dans les arbres : les moyens ont manqué pour bâtir la rue neuve sur toute sa longueur (la ville nouvelle est pleine de vide) et l'extrémité est plantée de peupliers qui terminent la perspective, comme au théâtre une toile peinte continue le décor selon les lignes de fuite (et un comédien va heurter là-bas la paroi ou les nuages peints ; les pierres et le ciel tremblent comme le feuillage sous le vent) ; ou bien, la suite des palais et des arbres représentent Apollon et Daphné et le point de rencontre dans l'éloignement figure le moment où le dieu rejoint la nymphe et l'étreignant la perd.

  • La chambre de Raskolnikov

    Raskolnikov entra dans son réduit et s'arrêta au milieu. "Pourquoi était-il revenu là ?" Il regarda ces papiers peints jaunâtres, déchirés, cette poussière, cette couchette... Dans la cour, on entendait des coups, violents, continuels ; comme si quelque part, quelqu'un était en train de clouer quelque chose, un clou, ou quoi... Il s'approcha de la fenêtre, monta sur la pointe des pieds et, longuement, avec une apparence d'attention extrême, il observa la cour. Mais la cour était vide, on ne voyait pas ceux qui cognaient. A gauche, dans le pavillon, on voyait çà et là des fenêtres ouvertes ; il y avait des petits pots sur les fenêtres, des géraniums rachitiques. Derrière la fenêtre, on avait accroché du linge... Tout cela il le connaissait par coeur.
    (Dostoïevski, Crime et Châtiment — trad. A Markowicz).

    Tandis que les autres, et eussent-ils été alités toute leur vie, obligent la mort à les abattre, — quand ils seraient tombés depuis longtemps d'eux-mêmes, abattus par leur propre faiblesse, ils se raccrochent encore à leur famille, parents et époux qui sont forts, aimants, bien portants, — lui, le célibataire, se résigne apparemment de son propre gré à occuper au beau milieu de la vie un espace de plus en plus restreint, et quand il meurt, le cercueil est tout juste à sa mesure.
    (Kafka, Journal (3 décembre 1911) — trad. M Robert).

  • Ruches

    C'est une chose qui serre le coeur de voir ces attroupements d'hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d'avance. Tous ces groupes semblent à l'observateur qui passe et qui rêve autant de ruches sombres où des espèces d'esprits bourdonnants construisent en commun toutes sortes d'édifices ténébreux.

    (Hugo - Les Misérables).