A ces grands noms de la Renaissance vénitienne, il faut joindre celui de Giorgione, mais Giorgione est assez mal représenté à Venise. Les fresques dont il décora la façade du Fondaco dei Tedeschi ont disparu. Il faut se contenter, pour l'admirer, de son Apollon et Daphné du Seminario Patriarcale, qui n'a rien de particulièrement admirable, et de sa Famille du peintre au Palais Giovanelli. Allons-y en quittant la Madonna dell'Orto où est inhumé Tintoret, non loin de la maison qu'il habita et qui existe encore. Nous sommes dans un des quartiers les plus solitaires de Venise et des plus pauvres. Ses rii mirent des façades décrépites et misérables dont la vétusté s'achève en une tristesse qui n'est pas sans charme. Le peu de vie qu'on rencontre là est populaire. Gagnons le campo dei Mori. Traversons le rio della Sensa et, par la Calle Lunga, arrivons à la fondamenta della Misericordia et à son rio pour atteindre l'église San Marziale et, de là, le rio del Trapolin et le rio di Santa Fosca. Entrons au Palais Giovanelli. Il n'a gardé de son ancienne décoration que sa salle de bal qu'ornent de claires compositions architecturales de Canaletto. Sur un chevalet s'offre le célèbre "quadro" de Giorgione. Je ne puis le regarder sans déception. Ce paysage disparate que meublent des fabriques, un pont, des débris de colonne antique, des arbres, une rivière ; cette sorte de berger debout dans un coin, cette femme assise à demi dévêtue, allaitant un enfant ! Cette pastorale de famille n'est guère émouvante, et j'aime mieux réserver mon admiration à l'admirable Fête champêtre du Louvre, dont la voluptueuse beauté exhale une si douce chaleur de beau jour d'été et où la lumière et la musique enveloppent de leur accord harmonieux d'opulentes formes féminines, oisives, sereines, nues, et faites pour l'amour.
(Régnier - L'Altana ou la Vie vénitienne).