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Refermés - Page 22

  • La Tempête de Giorgione en 1909

    A ces grands noms de la Renaissance vénitienne, il faut joindre celui de Giorgione, mais Giorgione est assez mal représenté à Venise. Les fresques dont il décora la façade du Fondaco dei Tedeschi ont disparu. Il faut se contenter, pour l'admirer, de son Apollon et Daphné du Seminario Patriarcale, qui n'a rien de particulièrement admirable, et de sa Famille du peintre au Palais Giovanelli. Allons-y en quittant la Madonna dell'Orto où est inhumé Tintoret, non loin de la maison qu'il habita et qui existe encore. Nous sommes dans un des quartiers les plus solitaires de Venise et des plus pauvres. Ses rii mirent des façades décrépites et misérables dont la vétusté s'achève en une tristesse qui n'est pas sans charme. Le peu de vie qu'on rencontre là est populaire. Gagnons le campo dei Mori. Traversons le rio della Sensa et, par la Calle Lunga, arrivons à la fondamenta della Misericordia et à son rio pour atteindre l'église San Marziale et, de là, le rio del Trapolin et le rio di Santa Fosca. Entrons au Palais Giovanelli. Il n'a gardé de son ancienne décoration que sa salle de bal qu'ornent de claires compositions architecturales de Canaletto. Sur un chevalet s'offre le célèbre "quadro" de Giorgione. Je ne puis le regarder sans déception. Ce paysage disparate que meublent des fabriques, un pont, des débris de colonne antique, des arbres, une rivière ; cette sorte de berger debout dans un coin, cette femme assise à demi dévêtue, allaitant un enfant ! Cette pastorale de famille n'est guère émouvante, et j'aime mieux réserver mon admiration à l'admirable Fête champêtre du Louvre, dont la voluptueuse beauté exhale une si douce chaleur de beau jour d'été et où la lumière et la musique enveloppent de leur accord harmonieux d'opulentes formes féminines, oisives, sereines, nues, et faites pour l'amour.

    (Régnier - L'Altana ou la Vie vénitienne).

  • Dans cette douce ardeur du jour

    Dans cette douce ardeur du jour

    il n'est que de faibles rumeurs
    (marteaux que l'on croirait
    talons marchant sur des carreaux)
    en des lieux éloignés de l'air
    et la montagne est une meule

    Ah ! qu'elle flambe enfin
    avec l'ambre tombé à terre
    et le bois de luth des cloisons !

     

    (Ph Jaccottet Airs).

  • Oiseaux encagés

    Miss Flite est très assidue à son procès. Il dure depuis des lustres, embrassant plusieurs générations de plaideurs. Mais la vieille dame ne   manque pas une seule séance de la cour et attend fermement "le jour du jugement". Ce jour-là, dit-elle, la verra octroyer des établissements et libérer ses oiseaux. Elle les garde dans sa chambre derrière un rideau, dans l'embrasure d'un chien-assis :

    She partly drew aside the curtain of the long, low garret window and called our attention to a number of bird-cages hanging there, some containing several birds.  There were larks, linnets, and goldfinches--I should think at least twenty.

    "I began to keep the little creatures," she said, "with an object that the wards will readily comprehend.  With the intention of restoring them to liberty.  When my judgment should be given.  Ye-es!  They die in prison, though.  Their lives, poor silly things, are so short in comparison with Chancery proceedings that, one by one, the whole collection has died over and over again.

    Elle ne dit pas le nom des oiseaux. Pourtant chacun a le sien ; un jour Krook, son logeur, le révèle à ses invités.

    "It's one of her strange ways that she'll never tell the names of these birds if she can help it, though she named 'em all."  This was in a whisper.  "Shall I run 'em over, Flite?" he asked aloud, winking at us and pointing at her as she turned away, affecting to sweep the grate.

    "If you like," she answered hurriedly.

    The old man, looking up at the cages after another look at us, went through the list.

    "Hope, Joy, Youth, Peace, Rest, Life, Dust, Ashes, Waste, Want, Ruin, Despair, Madness, Death, Cunning, Folly, Words, Wigs, Rags, Sheepskin, Plunder, Precedent, Jargon, Gammon, and Spinach.  That's the whole collection," said the old man, "all cooped up together, by my noble and learned brother."

    (Dickens - Bleak House)

     

     

     

  • What Maisie knew

    (Entretien extraordinaire, et sans doute le dernier, entre la jeune Maisie et son père :)

    (...) but if he had an idea at the back of his head she had also one in a recess as deep, and for a time, while they sat together, there was an extraordinary mute passage between her vision of this vision of his, his vision of her vision, and her vision of his vision of her vision. What there was no effective record of indeed was the small strange pathos on the child's part of an innocence so saturated with knowledge and so directed to diplomacy.

    (James - What Maisie knew).

  • L'habit noir

    Mallarmé parle du définitif, de l'immuable du costume moderne, l'habit noir, et il dit : "Si j'avais à peindre le Jugement dernier, je le peindrais en habit noir."

    ..............................

    "Le costume moderne est une étonnante caricature de l'homme. Ainsi, chaque homme porte sur sa tête son au-delà égalitaire, le même pour tous : c'est le chapeau à haute forme." Et il disait en souriant : " L'homme, avec ses membres, a un air déraciné et noueux et mal en équilibre. Retournez-le et le voici à l'aise et d'aplomb dans le pot de son chapeau."

    (H. de Régnier, Les Cahiers).

  • Miroir

    A cinquante pas de l'hôtel, au premier carrefour, dans la foule, quelqu'un lui toucha soudain l'épaule et lui dit, à mi-voix, juste à l'oreille:
    — Lev Nikolaevitch, viens, vieux frère, suis-moi, il faut.
    C'était Rogojine.

    (...)

    — Bon, Lev Nikolaevitch, toi, ici, tu vas tout droit, jusqu'à la maison, tu sais ? Moi, je traverse. Et regarde bien, qu'on soye ensemble.
    A ces mots, il traversa la rue, s'engagea sur le trottoir opposé, regarda si le prince le suivait, et, voyant que celui-ci restait figé et le considérait les yeux écarquillés, il lui fit un grand geste en direction de la Gorokhovaïa et se mit à marcher, se retournant sans cesse vers lui et l'invitant à le suivre. Il fut visiblement rassuré que le prince l'eût compris et ne traversât pas la rue pour le rejoindre.

    (...)

    Ils entrèrent dans le bureau. Cette pièce avait connu un certain changement depuis que le prince y était passé : un lourd rideau de brocart vert était tendu à travers toute la pièce, avec un passage à chaque extrémité qui séparait du bureau en tant que tel l'alcôve où se trouvait le lit de Rogojine.

    (...)

    — Tu n'allumes pas une bougie ? dit le prince.
    — Non, faut pas, répondit Rogojine et, prenant le prince par le bras, il l'inclina vers une chaise : il s'assit lui-même face à lui, poussa la chaise si près qu'il touchait presque les genoux du prince.

    (...)

    En marmonnant ces mots obscurs, Rogojine commença à préparer les lits. On voyait que, ces lits, il y avait pensé, peut-être, dès le matin. La nuit dernière, il l'avait passée sur le divan. Mais deux personnes ne pouvaient pas tenir côte à côte sur le divan, et, lui, il voulait absolument faire des lits côte à côte, voilà pourquoi il traînait à présent, au prix de grands efforts, à travers toute la pièce, jusqu'à l'entrée derrière les rideaux, des coussins de tailles différentes pris sur les deux divans.

    (...)

    Entre-temps, le jour s'était levé ; (le prince) s'allongea enfin sur la couchette, comme épuisé complétement, désespéré, et pressa son visage sur le visage blême et immobile de Rogojine ; les larmes coulaient de ses yeux sur les joues de Rogojine, mais lui-même, peut-être, à ce moment-là, il ne sentait plus rien de ses propres larmes, et il n'en avait aucune conscience...

    (Avant-dernier chapitre du roman qui renvoie, bien sûr, au premier, au rapprochement fortuit de Rogojine et du prince dans le train de Petersbourg:)

    Dans un wagon de troisième, dès l'aube, deux passagers s'étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre — tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d'engager la conversation l'un avec l'autre. S'ils avaient su tous deux qui étaient l'un et l'autre, et ce qui les rendait si remarquables à cet instant, ils auraient eu de quoi s'étonner, bien sûr, de ce que le hasard les eût placés si étrangement l'un en face de l'autre dans ce wagon de troisième classe de la ligne Petersbourg - Varsovie.

    (Dostoïevski, L'Idiot - trad. A Markowicz)

  • L'épanchement du songe

    Au milieu de l'extraordinaire chapitre qui termine le troisième livre de l'Idiot, il y a une apparente discontinuité.

    Le prince rêve à nouveau de la "criminelle" (Natassia Philipovna) ; il se réveille et se décide enfin à lire les lettres que  Nastassia Philipovna a écrites, "ces lettres (qui), elles aussi, ressembl(ent) à un rêve". Les citations nombreuses, incomplètes, s'achèvent par une remarque anodine à propos du papier à lettres ; puis, sans transition, le récit reprend et nous voyons le prince sortir du parc où nous ne savions pas qu'il était entré :

    Il y avait beaucoup, oui, beaucoup de délire semblable dans ces lettres. L'une d'elles, la deuxième occupait deux feuillets de papier à lettres de grand format, couverts d'une écriture fine.
    Le prince sortit enfin du parc obscur, où il avait longuement erré, comme la veille. La nuit claire, transparente, lui parut encore plus claire qu'à l'habitude. "Il est vraiment si tôt ?" se dit-il. (Il avait oublié de prendre sa montre.) Quelque part, il crut entendre une musique éloignée (...).

    Plus loin, alors que le prince revient sur ses pas, "la même femme" (que dans son rêve) lui apparaît, sortant du parc (le parc obscur, dans la nuit claire, est comme les lignes serrées sur les grandes pages du papier à lettres). Le nom de "cette femme" n'est pas prononcé, de même qu'il n'est plus écrit, depuis de nombreuses pages, dans le roman.

    (Dostoïevski, L'Idiot - trad. A. Markowicz).