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Miroir

A cinquante pas de l'hôtel, au premier carrefour, dans la foule, quelqu'un lui toucha soudain l'épaule et lui dit, à mi-voix, juste à l'oreille:
— Lev Nikolaevitch, viens, vieux frère, suis-moi, il faut.
C'était Rogojine.

(...)

— Bon, Lev Nikolaevitch, toi, ici, tu vas tout droit, jusqu'à la maison, tu sais ? Moi, je traverse. Et regarde bien, qu'on soye ensemble.
A ces mots, il traversa la rue, s'engagea sur le trottoir opposé, regarda si le prince le suivait, et, voyant que celui-ci restait figé et le considérait les yeux écarquillés, il lui fit un grand geste en direction de la Gorokhovaïa et se mit à marcher, se retournant sans cesse vers lui et l'invitant à le suivre. Il fut visiblement rassuré que le prince l'eût compris et ne traversât pas la rue pour le rejoindre.

(...)

Ils entrèrent dans le bureau. Cette pièce avait connu un certain changement depuis que le prince y était passé : un lourd rideau de brocart vert était tendu à travers toute la pièce, avec un passage à chaque extrémité qui séparait du bureau en tant que tel l'alcôve où se trouvait le lit de Rogojine.

(...)

— Tu n'allumes pas une bougie ? dit le prince.
— Non, faut pas, répondit Rogojine et, prenant le prince par le bras, il l'inclina vers une chaise : il s'assit lui-même face à lui, poussa la chaise si près qu'il touchait presque les genoux du prince.

(...)

En marmonnant ces mots obscurs, Rogojine commença à préparer les lits. On voyait que, ces lits, il y avait pensé, peut-être, dès le matin. La nuit dernière, il l'avait passée sur le divan. Mais deux personnes ne pouvaient pas tenir côte à côte sur le divan, et, lui, il voulait absolument faire des lits côte à côte, voilà pourquoi il traînait à présent, au prix de grands efforts, à travers toute la pièce, jusqu'à l'entrée derrière les rideaux, des coussins de tailles différentes pris sur les deux divans.

(...)

Entre-temps, le jour s'était levé ; (le prince) s'allongea enfin sur la couchette, comme épuisé complétement, désespéré, et pressa son visage sur le visage blême et immobile de Rogojine ; les larmes coulaient de ses yeux sur les joues de Rogojine, mais lui-même, peut-être, à ce moment-là, il ne sentait plus rien de ses propres larmes, et il n'en avait aucune conscience...

(Avant-dernier chapitre du roman qui renvoie, bien sûr, au premier, au rapprochement fortuit de Rogojine et du prince dans le train de Petersbourg:)

Dans un wagon de troisième, dès l'aube, deux passagers s'étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre — tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d'engager la conversation l'un avec l'autre. S'ils avaient su tous deux qui étaient l'un et l'autre, et ce qui les rendait si remarquables à cet instant, ils auraient eu de quoi s'étonner, bien sûr, de ce que le hasard les eût placés si étrangement l'un en face de l'autre dans ce wagon de troisième classe de la ligne Petersbourg - Varsovie.

(Dostoïevski, L'Idiot - trad. A Markowicz)

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