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Refermés - Page 18

  • The horror

    Germanicus franchit les frontières de l’empire et, pénétrant en territoire ennemi, s’approche de l’endroit où ont été vaincues quelques années auparavant les légions de Varus (cette bataille n’entre pas dans la période couverte par les Annales, son évocation est seulement rétrospective).

    Les Bructères mettaient en cendres leur propre pays. L. Stertinius, envoyé par César (Germanicus) avec une troupe légèrement équipée, les battit ; et, en continuant de tuer et de piller, il retrouva l'aigle de la dix-neuvième légion, perdue avec Varus. Ensuite l'armée s'avança jusqu'aux dernières limites des Bructères, et tout fut ravagé entre l'Ems et la Lippe, non loin de la forêt de Teutbourg, où, disait-on, gisaient sans sépulture les restes de Varus et de ses légions.

    César éprouva le désir de rendre les derniers honneurs au chef et aux soldats ; et tous les guerriers présents furent saisis d'une émotion douloureuse en songeant à leurs proches, à leurs amis, aux chances de la guerre et à la destinée des humains. Caecina est envoyé en avant pour sonder les profondeurs de la forêt, et construire des ponts ou des chaussées sur les marécages et les terrains d'une solidité trompeuse ; puis l'on pénètre dans ces lieux pleins d'images sinistres et de lugubres souvenirs. Le premier camp de Varus, à sa vaste enceinte, aux dimensions de sa place d'armes, annonçait l'ouvrage de trois légions. Plus loin un retranchement à demi ruiné, un fossé peu profond, indiquaient l'endroit où s'étaient ralliés leurs faibles débris. Au milieu de la plaine, des ossements blanchis ; épars ou amoncelés, suivant qu'on avait fui ou combattu, jonchaient la terre pêle-mêle avec des membres de chevaux et des armes brisées. Des têtes humaines pendaient au tronc des arbres ; et l'on voyait, dans les bois voisins, les autels barbares où furent immolés les tribuns et les principaux centurions. Quelques soldats échappés à ce carnage ou qui depuis avaient brisé leurs fers, montraient la place où périrent les lieutenants, où les aigles furent enlevées. (…)

    Ainsi les soldats présents sur le théâtre du désastre recueillaient, après six ans, les ossements de trois légions (…).

    (Tacite, Annales I, 60-62. Trad. Burnouf)

    (On pourrait appeler tout ce  passage le Heart of Darkness de l’Antiquité).

  • El verdugo (2)

    (L’officier) crut entendre le sable des allées crier sous le pas léger d'une femme. Il retourna la tête et ne vit rien ; mais ses yeux furent saisis par l'éclat extraordinaire de l'Océan. Il y aperçut tout d'un coup un spectacle si funeste, qu'il demeura immobile, de surprise, en accusant ses sens d'erreur. Les rayons blanchissants de la lune lui permirent de distinguer des voiles à une assez grande distance. (…)
    (…) la main de Clara saisit la sienne.
    – Fuyez ! dit-elle, mes frères me suivent pour vous tuer. Au bas du rocher, par là, vous trouverez l'andalou de Juanito. Allez !

    ........................................................................

    Clara s'élança la première vers son frère. – Juanito,  lui dit-elle, aie pitié de mon peu de courage, commence par moi.
    En ce moment, les pas précipités d'un homme retentirent. Victor arriva sur le lieu de cette scène. Clara était agenouillée déjà, déjà son cou blanc appelait le cimeterre. L'officier pâlit, mais il trouva la force d'accourir.
    – Le général t'accorde la vie si tu veux m'épouser, lui dit-il à voix basse.
    L'Espagnole lança sur l'officier un regard de mépris et de fierté.
    – Allons, Juanito ! dit-elle d'un son de voix profond.
    Sa tête roula aux pieds de Victor.

    Clara accourt pour sauver Victor Marchand ; à son tour, au moment suprême, l’officier se précipite pour soustraire la jeune femme à son supplice. Au lieu de l’éclat extraordinaire de l’océan, son regard découvre le métal du cimeterre (et l’un et autre indiquent une mort imminente).

  • Symétrie rompue

    El Verdugo, nouvelle de Balzac. Pendant les guerres napoléoniennes, l’armée française se venge atrocement d’un piège tendu par une famille d’aristocrates espagnols.

    Les deux parties du récit ont le même centre : la terrasse du château des Léganès, au-dessus de la ville de Menda. Dans la première scène, la terrasse est un observatoire d’où se découvre un paysage nocturne d’abord idyllique puis rempli de menace ; dans la dernière, la vue est close, le lieu est désormais refermé sur le supplice qui s’y déroule (dans le premier temps, l’officier français s’échappe en sautant à travers les rochers que surplombe la terrasse ; dans le second, la marquise se tue en s’y précipitant).

    Deux groupes s’affrontent : l’armée d’occupation française, les nobles espagnols ; des uns aux autres, deux go-between: le jeune officier Victor Marchand, fils d’épicier, et Clara, fille du marquis de Léganès, grand d’Espagne.

    Dans la première scène, Clara sauve la vie de l’officier en venant l’avertir alors que ses frères s’apprêtent à le tuer ; mais la symétrie est rompue lorsque, dans la seconde partie, Clara refuse l’échappatoire que Marchand lui offre : la vie sauve sous la condition de leur mariage. Le principe aristocratique l’emporte sur le principe égalitaire. Le héros cesse d’être le jeune officier français, qui disparaît du récit, en faveur du frère de Clara. Il a consenti, selon les désirs des siens, au marché atroce qu’a fait le général français : il sera le bourreau de sa propre famille en échange de la survie du nom qu’il porte.

  • Petits travaux

    On voit que Joubert cherche à plaire dans sa correspondance. (…) C’est pour ainsi dire une revanche de l’ambition que le désir de plaire à ses amis. Et ceux qui ont renoncé à être célèbres, comme Joubert, parce que l’insuffisance de leur santé et peut-être de leur génie, un manque de volonté et d’impulsion les empêchait d’y travailler, sont au contraire excités à de petits travaux, presque de circonstance, pour faire éclater leur mérite aux yeux de jeunes gens de leurs amis dont ils aimeraient être admirés. Et il y a ainsi chez Joubert une rareté qui exprime à sa manière la solitude (l’inspiration, le moment où l’inspiration prend contact avec soi-même, où la parole intérieure n’a plus rien de la conversation et nie l’homme en tant qu’être causeur et discuteur) et malgré cela quelque chose de perpétuellement social, tout aux lettres, aux conversations, aux retours sur sa propre personne à lui Joubert, sur la vie conçue comme faite pour la société (…)

    (Proust, Essais et articles : [Joubert])

  • "Monsieur"

    Malgré tout, la fêlure se fit entre les parties passagères de son oeuvre et les formes d'art qui suivirent. J'en eus l'impression la plus nette pendant le banquet où M. Poincaré décora M. de Goncourt, auquel l'émotion coupait la voix. Les "naturalistes" présents ne cessaient de proclamer : "C'est un très grand bonhomme, le père Goncourt", et les toasts débutaient tous par les mots : "Maître", "cher maître", "illustre maître". Vint le tour de M. de Régnier, qui devait parler au nom du symbolisme. On sait combien l'infinie délicatesse qui a dirigé toute sa vie s'enveloppe quelquefois, quand il parle, de cristalline frigidité. On peut dire en effet que cette atmosphère surchauffée où bouillonnaient les "maître" et "cher maître" fut brusquement refroidie quand M. de Régnier, debout, commença par ce mot "Monsieur". Il dit ensuite au nouveau légionnaire qu'il aurait voulu porter sa santé dans une de ces coupes japonaises aimées du maître d'Auteuil. On devine aisément les phrases et ravissantes et parfaites dont M. de Régnier sut décorer cette coupe japonaise. Malgré tout, le glacial "monsieur" du début donnait, dans les phrases mêmes qui suivirent, l'impression moins d'une coupe qu'on tend que d'une coupe qu'on brise. Il me sembla que c'était la première fêlure.

    (Proust, Essais et articles : "Les Goncourt devant leurs cadets : M. Marcel Proust")

  • Une vérité

    Une vérité clairement comprise ne peut plus être écrite avec sincérité. Le poète qui a compris par l'intelligence ce qu'il veut écrire est comme un homme qui jouerait la surprise pour ce qu'il sait très bien.

     

    (Proust, Essais et articles : [Senancour, c'est moi])

  • "Criant le mot de liberté"

    Florence comptait alors en ses murs beaucoup de mécontents, et au-dehors beaucoup de fuorusciti [bannis] (...) Ces bannis (...) se rendirent à Florence le 4 du mois d'août 1397 (...) Ils s'avancèrent vers le Mercato Vecchio où ils abattirent un citoyen du parti de leurs ennemis. Voulant alors faire naître l'émeute, ils appelèrent le peuple aux armes, firent entendre les cris de liberté, de mort aux tyrans, et se dirigeant vers le Marché Neuf, ils abattirent une deuxième victime en haut de Calimala. Ils continuèrent leur route en poussant les mêmes cris ; mais voyant que personne ne prenait les armes, ils se retirèrent vers la loggia della Nighittosa. (...)

    Ces discours, quoique fondés, n'émurent aucunement la multitude, soit qu'elle eût peur, soit que les deux meurtres précédents eussent rendu les meurtriers odieux. Les boutefeux, voyant que leurs paroles et leurs actions n'avaient produit aucun effet, jugèrent, mais trop tard, combien il est dangereux de chercher à rendre libre un peuple qui veut absolument être esclave.

    (Machiavel, Histoires florentines -- III, 27)

    On était arrivé au grand jour de la Saint-Jean-Baptiste, jour où faisait son entrée à Gênes Arismino, nouveau gouverneur envoyé par Visconti ; il avait déjà pénétré dans la ville, accompagné d'Opicinino, son prédécesseur, et de beaucoup d'autres Génois, lorsque Spinola, jugeant qu'il n'y avait pas un moment à perdre, sortit de chez lui en armes, et, suivi de ses complices, se porta sur la place qui est devant son palais, en criant le mot de liberté. Ce fut une chose admirable de voir avec quelle ardeur les citoyens, le peuple tout entier, accoururent à ce mot-là.

    (Ibidem -- V, 7)

    Quand il fut introduit avec ses gens armés, ils opérèrent leur jonction, pour se partager aussitôt en deux groupes : l'un ayant à sa tête Salvestro de Prato, s'empara de la citadelle ; l'autre, commandé par Bernardo, se saisit du palais et confia à quelques-uns des siens la garde de Cesare Petrucci et de toute sa famille. Là-dessus, ils se mirent à faire grand vacarme, courant les rues en les faisant retentir du cri de liberté.

    (...) Ces discours n'ébranlèrent point les Huit ; ils répondirent à Bernardo qu'ils ignoraient si Florence était libre ou esclave ; que cela ne les regardait point ; que de leur côté, ils ne désiraient point d'autre liberté que celle de bien servir le même gouvernement que les Florentins qui ne leur avait jamais fait de tort et contre lequel ils n'avaient nul motif de prendre les armes (...)

    (Ibidem -- VII, 26)