Malgré tout, la fêlure se fit entre les parties passagères de son oeuvre et les formes d'art qui suivirent. J'en eus l'impression la plus nette pendant le banquet où M. Poincaré décora M. de Goncourt, auquel l'émotion coupait la voix. Les "naturalistes" présents ne cessaient de proclamer : "C'est un très grand bonhomme, le père Goncourt", et les toasts débutaient tous par les mots : "Maître", "cher maître", "illustre maître". Vint le tour de M. de Régnier, qui devait parler au nom du symbolisme. On sait combien l'infinie délicatesse qui a dirigé toute sa vie s'enveloppe quelquefois, quand il parle, de cristalline frigidité. On peut dire en effet que cette atmosphère surchauffée où bouillonnaient les "maître" et "cher maître" fut brusquement refroidie quand M. de Régnier, debout, commença par ce mot "Monsieur". Il dit ensuite au nouveau légionnaire qu'il aurait voulu porter sa santé dans une de ces coupes japonaises aimées du maître d'Auteuil. On devine aisément les phrases et ravissantes et parfaites dont M. de Régnier sut décorer cette coupe japonaise. Malgré tout, le glacial "monsieur" du début donnait, dans les phrases mêmes qui suivirent, l'impression moins d'une coupe qu'on tend que d'une coupe qu'on brise. Il me sembla que c'était la première fêlure.
(Proust, Essais et articles : "Les Goncourt devant leurs cadets : M. Marcel Proust")