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Refermés - Page 12

  • Chateaubriand

    Depuis vingt-cinq ans, ma vie n'a été qu'un combat contre ce qui m'a paru faux en religion, en philosophie, en politique, contre les crimes et les erreurs de mon siècle, contre les hommes qui abusaient du pouvoir pour corrompre ou pour enchaîner les peuples. Je n'ai jamais calculé le degré d'élévation de ces hommes ; et depuis Buonaparte qui faisait trembler le monde, et qui ne m'a jamais fait trembler, jusqu'aux oppresseurs obscurs qui ne sont connus que par mon mépris, j'ai osé tout dire à qui osait tout entreprendre. Partout où je l'ai pu, j'ai tendu la main à l'infortune ; mais je ne comprends rien à la prospérité : toujours prêt à me dévouer aux malheurs, je ne sais point servir les passions dans leur triomphe.

    (Préface du "Génie du Christianisme"

  • La mort de Chateaubriand

    Quant au roi Louis-Philippe, il n'en était pas plus question que s'il eût appartenu à la dynastie des Mérovingiens. Rien ne me frappa plus que le silence profond qui s'était fait autour de son nom. Je n'entendis, pour ainsi dire, pas prononcer celui-ci une seule fois, soit parmi le peuple, soit plus haut. Ceux de ses anciens courtisans que je vis n'en parlaient point, et je crois véritablement qu'ils n'y pensaient pas.  La révolution leur avait donné une distraction si forte, qu'ils en avaient perdu le souvenir de ce prince (...)

    (...)

    Le garde de mes propriétés, demi-paysan, me rendant compte de ce qui se passait dans le pays, aussitôt après le 24 février (1848), m'écrivait : "Les gens disent que si Louis-Philippe a été renvoyé, c'est bien fait et qu'il l'avait bien mérité..." C'était là pour eux toute la morale de la pièce. (...)

    (...)

    Depuis longtemps, (Chateaubriand) était tombé dans une sorte de stupeur muette qui laissait croire par moments que son intelligence était éteinte. Dans cet état pourtant, il entendit la rumeur de la révolution de Février et voulut savoir ce qui se passait. On lui apprit qu'on venait de renverser la monarchie de Louis-Philippe ; il dit : "c'est bien fait !" et il se tut. Quatre mois après, le fracas des journées de Juin pénétra aussi jusqu'à son oreille et il demanda encore quel était ce bruit. On lui répondit qu'on se battait dans Paris et que c'était le canon. Il fit de vains efforts pour se lever en disant : "Je veux y aller", puis il se tut et cette fois pour toujours, car il mourut le lendemain.

    (Tocqueville, Souvenirs.)

  • La révolution

    (24 février 1848)

    (...) Nous nous rendîmes chez M. Dufaure, qui habitait alors dans la rue Le Peletier ; le boulevard que nous suivîmes présentait alors un étrange spectacle. On n'y apercevait presque personne, quoiqu'il fût près de neuf heures du matin ; et l'on n'y entendait pas le moindre bruit de voix humaine ; mais toutes les petites guérites, qui s'élèvent le long de cette vaste avenue, semblaient s'agiter, chanceler sur leurs bases et, de temps en temps, il en tombait quelqu'une avec fracas, tandis que les grands arbres des bas-côtés s'abattaient sur la chaussée comme d'eux-mêmes. Ces actes de destruction étaient le fait d'hommes isolés, qui les opéraient silencieusement, diligemment et à la hâte, préparant ainsi les matériaux de barricades que d'autres allaient élever. (...) J'aurais mieux aimer rencontrer dans les mêmes lieux une foule en fureur (...)

    (Tocqueville, Souvenirs.)

  • Noces

    (Description d'une noce au Caire :)
    Cette jeune Egyptienne, qui n'est peut-être ni belle sous son voile ni riche sous ses diamants, a son jour de gloire où elle s'avance radieuse à travers la ville qui l'admire et lui fait cortège, étalant la pourpre et les joyaux d'une reine, mais inconnue à tous, et mystérieuse sous son voile comme l'antique déesse du Nil. Un seul homme aura le secret de cette beauté ou de cette grâce ignorée (...)

    (Nerval - Voyage en Orient).

     

    ...En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes.

    (Rimbaud - "Royauté")

  • L'éternel célibataire

    On se souvient que l'Eternel Mari, de Dostoïevski, commence par la description d'un malaise : le sentiment d'une faute ancienne obsède Veltchaninov, sans que le viveur célibataire puisse rattacher bien clairement son remords à quelqu'une de ses mésaventures passées. Cette hantise coïncide avec l'apparition d'une silhouette dans la foule de Pétersbourg, un homme qui porte un crêpe à son chapeau et que Veltchaninov trouve plusieurs fois sur son chemin sans le reconnaître. Une nuit, conjurées dans l'appartement de Velchaninov, l'idée fixe et l'apparition se réduisent enfin en la personne de Pavel Pavlovitch, d'abord sur un ton de comédie – il s'agit de cocuage : dix ans plus tôt, Veltchaninov a été l'amant de la femme de son visiteur. (Puis l'intrigue vire au noir quand Veltchaninov découvre l'existence de Lisa, l'enfant de Pavel ou plutôt, comme il le soupçonne immédiatement, sa propre fille dont la naissance lui avait été cachée).

    (Un sentiment de culpabilité est également à l'origine de la nouvelle de Kafka le Verdict : au moment d'annoncer ses fiançailles, par lettre, à un ami émigré à Pétersbourg, le héros, Georg, est étreint par la pensée qu'il a d'une certaine façon abandonné son vieux camarade. Il l'a vu échouer dans ses entreprises commerciales, alors que lui-même connaissait le succès ; il lui a dissimulé sa nouvelle situation, il a tardé jusqu'à aujourd'hui à lui parler de sa fiancée et hésite encore à le faire. Le récit va outrer jusqu'à la déraison cette impression confuse. Or, chez Kafka, le troisième terme de la triade, qui abat le coupable, n'est pas comme chez Dostoïevski une femme (ou une fille) mais le père. Georg entre chez son père, qui vit sous le même toit, dans une chambre plus sombre que la sienne ; il veut lui faire part de son incertitude. Cependant le vieil homme a d'autres griefs qui vont s'amalgamer au premier et se renforcer de la faiblesse ou de la contrition de son fils. Selon une logique d'exagération (que l'on peut trouver comique ou terrible selon qu'on est ou non sensible à l'humour de Kafka), le fils est condamné par son père et le verdict tombe : il doit mourir noyé. L'enchaînement encore partiellement objectif et réaliste de Dostoïevski est ici porté à sa pure logique intérieure : le coupable Georg court se jeter du premier pont.)

  • Nuit noire

    (Une autre nuit. Pavel Pavlovitch, "l'éternel mari", est à nouveau là, dans la chambre. Veltchaninov est réveillé en sursaut par un cauchemar.)

    Quelle pensée dirigea son premier geste, ou avait-il à cet instant-là la moindre pensée  mais c'était comme si quelqu'un venait de lui dicter ce qu'il fallait faire : il se redressa sur son lit, bondit, bras tendus en avant, comme s'il se défendait et repoussait une attaque, juste dans la direction où se trouvait Pavel Pavlovitch. Ses mains heurtèrent tout de suite d'autres mains déjà tendues au-dessus de lui, et il les saisit de toutes ses forces ; il y avait quelqu'un, donc, qui se tenait déjà au-dessus de lui, penché. Les doubles rideaux étaient tirés, mais il ne faisait pas entièrement sombre parce qu'un peu de lumière arrivait de l'autre pièce, où ces doubles rideaux n'avaient jamais été posés. Brusquement quelque chose lui coupa, en lui infligeant une douleur terrible, la paume et les doigts de la main gauche, il comprit en une seconde qu'il venait de saisir la lame d'un couteau ou d'un rasoir et qu'il l'avait serrée très fort...

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari   trad. A Markowicz)

  • Blanches et noires

    (Lisa meurt. On la revêt de "la jolie robe blanche d'une des filles de Klavdia Pétrovna". Après les funérailles, Veltchaninov bouleversé se souvient de l'enfant mort :)

    Il se recréait son petit visage pâle, se ressouvenait de chacune de ses expressions ; il se souvenait aussi d'elle dans la tombe, couverte de fleurs, et, avant, insensible, dans cette fièvre, les yeux ouverts et immobiles. Il se souvint brusquement que, alors qu'elle était déjà étendue sur la table, il avait remarqué qu'un de ses doigts avait noirci, Dieu seul savait pourquoi, pendant la maladie ; sur le coup, cela l'avait tellement tellement bouleversé, et il le plaignit si fort, ce petit doigt, que c'est là que cela lui était revenu en tête, la première fois  retrouver Pavel Pavlovitch [le père de Lisa], et le tuer  alors que, jusqu'à ce moment-là, il avait été "comme insensible".

    (La chair noircie contraste avec l'étoffe claire de la robe : ailleurs dans le roman, il est question inversement, à plusieurs reprises, d'un "coffret de famille, en bois d'ébène avec incrustation de perles". Ce coffret appartenait à Natalia Vassilievna, la mère de Lisa. Elle y cachait sa correspondance intime, les messages qu'elle a reçus de son amant Bagaoutov. Après sa mort, Pavel Pavlovitch y découvre, avec ceux-ci, une lettre écrite par sa femme et qu'elle avait finalement choisi de ne pas envoyer à son destinataire, Veltchaninov. Pavel y a lu, noir sur blanc, la révélation d'un autre secret : Veltchaninov aussi a été l'amant de sa femme ; Lisa est le fruit de leur liaison. A la fin du roman, Veltchaninov entre en possession de la lettre ; en prenant connaissance à son tour, il imagine la scène :)

    "Sans doute, lui aussi, il est devenu blême, comme un mort, se dit-il, remarquant par hasard son visage dans la glace, sans doute, il lisait, il fermait les yeux et, brusquement, il les rouvrait encore, en espérant que la lettre se transformerait en simple papier blanc... Sans doute, trois fois de suite, il a recommencé l'expérience !..."

    (L'appartement de Veltchaninov se compose de deux grandes pièces, séparées par un vestibule, l'une donnant sur rue, l'autre sur cour. Seule la première possède des doubles rideaux. Pendant les nuits blanches de Pétersbourg, l'obscurité peut être faite dans celle-ci ; dans l'autre la clarté règne aux petites heures du matin. Deux ou trois fois, Pavel Pavlovitch reste dormir chez Veltchaninov, avec lui, à l'autre  extrémité de la chambre assombrie.)

    Il faisait nuit dans la chambre (les doubles rideaux étaient complètement tirés), mais il lui sembla [à Veltchaninov] que Pavel Pavlovitch n'était pas couché, qu'il s'était redressé, qu'il était assis dans son lit.
    – Qu'est-ce qui vous arrive ? l'appela Veltchaninov.
    – L'ombre, n'est-ce pas, répliqua Pavel Pavlovitch d'une voix à peine audible, après un court silence.
    – Quoi, quelle ombre ?
     Là-bas, dans l'autre chambre, à la porte, j'ai vu, n'est-ce pas, comme une ombre.
     L'ombre de qui ? demanda Veltchaninov, après un temps de silence.
     De Natalia Vassilievna.

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari trad. A Markowicz)