Dans la Transfiguration de Raphaël, aux musées du Vatican, deux magnifiques figures d'apôtres. Ils se tiennent à l'extrême bord, à gauche de la scène inférieure ; ils se détournent, dans l'ombre, attristés par leur échec. Ils ont été incapables de guérir l'enfant malade qu'on leur a amené ; il ne voient pas la révélation qui a lieu sur la colline au-dessus d'eux. Ils baissent les yeux. Le plus jeune a ses deux mains ouvertes et levées, en signe d'impuissance. Seul l'arrête peut-être, sous son regard, le geste d'un de leur compagnon qui se redresse et dont le bras va se tendre vers la gloire ouverte dans le ciel.
Images peintes - Page 10
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Rome (5) - Incapacité
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Rome (3) - Jardins
Voici que dans l'idée qu'on se fait des villes de l'antiquité romaine (réseau de gravats et de ruines, sans eaux ni végétation, suite de chambres étriquées au décor rouge, noir et jaune), paraît un jardin.
Dans la maçonnerie épaisse, selon l'étroitesse des pièces closes, sous des voûtes solides, sont peints la forme la plus labile, le plus mobile, le plus aérien des jeux, le libre vol des oiseaux, dans les feuilles, avec le vent ; et, sous la brique et le stuc secs et imputrescibles, l'image des fruits mûrs.
(Musée national romain, Palazzo massimo alle Terme, fresques de la villa de Livie à Prima Porta.)
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A nouveau Ornans
Exposition Courbet, au Grand Palais.
La quantité d'oeuvres est impressionnante, célèbres ou seulement splendides : de l'autoportrait à la pipe jusqu'aux natures mortes aux pommes, dans l'ultime salle. Même les grandes toiles du musée d'Orsay (privé ainsi de son principal chef-d'oeuvre) ont été transportées là : l'Atelier et un Enterrement à Ornans. Elles y sont davantage éclairées : ce qui favorise la première (un intérieur) et désavantage plutôt la seconde.
Il y a également, de Lille, l'Après-dîner à Ornans (y a-t-il meilleure peinture de la musique ou du sommeil ?). Plus loin, les Sources de la Loue y font à nouveau penser : le grand clavier des blocs clairs à la voûte et dessous la confusion de l'ombre et de l'eau.
La touche des paysages (la matière des roches ou de la végétation) est diffuse, non tracée, comme un coup d'éponge sur une toile cirée : la superposition des feuillages ainsi représentés est particulièrement belle dans le Ruisseau du Puits-Noir, rendant la profondeur et le demi-jour du sous-bois, le brouillard d'après-midi tiède et vert.
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A Ornans
Parmi les collections du Musée des Beaux-arts de Lille, l'Amateur retient justement le tableau de Courbet : l'Après-dîner à Ornans. L'heure n'a rien de spectaculaire : c'est la fin d'un repas familier entre amis. Sur la table, on devine, malgré l'obscurcissement, des verres vides, des bouteilles, peut-être du pain et des fruits. La conversation s'est tue ; les chaises ont été un peu reculées ; un des convives est allé s'asseoir à peine plus loin ; chacun s'abandonne à sa pente. Le plus vieux pique du nez (un chien dort sous une chaise). Un autre, qui nous tourne le dos, allume sa pipe avec un brandon pris dans la cheminée. Un troisième joue du violon : ressortant dans le demi-jour, son visage et ses mains attentifs se rejoignent autour de l'instrument. Un quatrième l'écoute (du moins son regard le laisse croire) rêveusement, accoudé, le poing sur la joue. Nulle révélation dans ce Repas à Emmaüs profane, aucune présence miraculeuse que celle de la peinture qui tient ensemble le petit groupe avant qu'il se sépare, dans la réunion sans paroles avec la musique, l'ombre et la rêverie. Le peintre, invisible, s'y inclut en la représentant ; c'est peut-être son verre qui a laissé une trace sur la nappe.
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Moisson
Bruegel a peint une série de tableaux (on en connaît aujourd'hui cinq) qui décrit le cycle des saisons : chacun représente un bout de campagne et un moment de l'année, avec ses travaux et ses loisirs, au sein d'un paysage grand ouvert. Trois sont à Vienne (au Musée d'art ancien, dans une salle fameuse), un autre est apparemment revenu, après en avoir été un temps éloigné, à Prague (où je l'ai manqué il y a quelques années), un autre (que je viens de revoir) ici.
C'est la moisson. Trois faucheurs sont à l'oeuvre ("qui font voir trois moments successifs de leur geste commun"). Ils s'attaquent à la moitié du champ encore sur pied. Le blé debout dessine un front continu et dense, troué seulement par un chemin comme une tranchée (et un pot mis à l'abri du soleil). Des paysannes s'éloignent par là ; leurs bustes émergent seuls. En avant, on rassemble les gerbes ; d'autres font tomber et ramassent des fruits ; mais le plus gros de la troupe se repose à l'ombre, mange, boit ou dort. D'autres détails attirent le regard et enrichissent l'image : les hommes et le monde qui les contient et dont ils vivent, d'accord. Un très beau mouvement de la perspective, comme une faux qui saisirait l'étendue, réunit les lointains pleins de lumière avec la petite bande, avant de se perdre dans la végétation légère et sombre qui précède le village.
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Les montagnes de la lune
Il y a dans la Crucifixion de Van Eyck un merveilleux horizon de montagne. La couleur s'éclaircit selon l'éloignement des sommets et va se confondre avec le bleu du ciel (couleur de l'extrême lointain). Tout à droite, la lune est visible en plein jour, décroissante, à-demi transparente ; la neige couvre les hauteurs. Les pics enneigés et l'astre partagent le même éclat, la même matière traversée par l'azur, formant une autre conjonction entre le ciel et la terre.
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En route
Avant de partir revoir Madame Leblanc, je m'arrête devant Madame Marcotte : autant la première, dans mon souvenir, est simple et affable, autant la seconde apparaît compliquée et peu amène. Même l'or de ses bijoux ne brille pas beaucoup alors que le tissu du canapé resplendit. Son caractère lui vient peut-être de sa coiffure impossible : deux mystérieuses tours noires au sommet de la tête et puis deux ailes tout aussi noires, plaquées en haut du front, qui finissent en rouleaux sur les tempes. La ténébreuse involution contamine les ailes du nez et les commissures des lèvres, qui se renfrognent. La robe reproduit le système d'aplanissement et de gonflement de la chevelure, contredisant le corps et la respiration : déprimée au centre, sur la poitrine que sangle une ceinture, et bouffante dans les manches... (Décidément, la merveille des portraits d'Ingres, c'est l'équilibre entre la ressemblance et l'abstraction : les formes simples de la géomètrie courbent la figure, les matières se changent en motifs sans que le portrait disparaisse.)