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Mes bouquins refermés - Page 74

  • Berlioz, Ravel

    Salle Pleyel.

    Les Nuits d'été. Les vers de Gautier sont sans grâce ("les pleurs d'argent de l'arrosoir" sont difficiles à avaler, la voix elle-même gobe difficilement l'ustensile) mais la musique y mène la poésie ; c’est elle (ses accents, sa couleur) qui fait naître les images, dépassant l’alternance convenue des strophes et du refrain (ainsi la rose fantôme danse au chevet de la belle ; une éclaircie vient pâlir le rivage funèbre du Lamento). Circulaire, repliée sur elle-même, ou bien prise par des mouvements d'envolées ou d'essor : dans Absence, à l'antienne d'un appel immobile (qui semble se dissoudre dans l'air : "Reviens ! Reviens !") s’opposent de longs regards qui traversent et éprouvent l'étendue... En deux occasions au moins, une palpitation sublime saisit le chant ("Ce léger parfum est mon âme..." et "Sur les ailes de la musique...").

    (Schéhérazade de Ravel : dans le premier air, une grande houle semble porter la voix ("je voudrais voir...") ; et dans le repli des vagues éclosent les visions : "Damas et les villes de Perse" ; une pagode miniature garnie de clochettes sur le nom de "Chine" ; un jardin ; le sang d’une exécution.)

  • Une vanité

    Un homme et un enfant marchent ensemble dans les marécages. Le père dans une prairie asséchée (ses pas évitent les  bottes de joncs vertes et drues, s’enfoncent dans la mousse grise, font craquer une résille d’herbes sèches) ; le fils en contrebas du talus, le long du fossé plein d’eau noire, sur les galets des berges. La tranchée s’élargit en mare. Les promeneurs la contournent jusqu’à une grosse pierre à demi immergée où ils finissent par grimper. Le rocher est plein de bosses et de creux ; ses cavités profondes s’ouvrent comme des orbites vides.

    C’est bien un crâne géant. Poli à la ressemblance de l’ivoire, il repose dans une crypte habillée de calcaire rouge. Il a été  placé là dans l’Antiquité. Une stèle en marbre témoigne de l’occupation séculaire : les noms anciens y sont gravés, les modernes ont inscrit leur passage à l’encre, qui s’est effacée. On nous fait remarquer une très vieille figure ; dans le dessin, on reconnaît  tout le détail de ce qui faisait l’équipement d’un soldat semi-barbare de ce pays (une Macédoine) ; cette espèce de capuche a pour nom merlin. Aux murs on nous montre encore des tableaux : ce sont des copies (les chefs-d’œuvre ont été enlevés). Mais celui-ci est original : il représente la Vierge assise très haut sur un trône fait de l'empilement de blocs bruns, violets et porphyre ; à ses pieds, debout, des saints en habit d’évêques, coiffés de mitres.

  • Cardillac

    A l'opéra Bastille.

    Tout le commencement est mené tambour battant, brandebourgeoisement, sur un même tempo ; les phrases entremêlées à l'orchestre charrient avec elles les voix tandis que le choeur monte, descend, remplit et vide les marches d'un grand escalier d'hôtel. Heureusement le deuxième tableau, très joliment chanté et joué, permet de reprendre sa respiration : une dame seule attend dans sa chambre une visite, s'apprêtant à accueillir avec bienveillance l'homme qui lui a promis un bijou. Monologue nocturne avec vents et puis pantomime des deux amants : à la fin une figure masquée entre par la fenêtre. (Après le cri (aux timbales), j'ai dû m'endormir et manquer une scène d'exposition, ou par intermittence : la suite a la confusion des rêves. Nous sommes dans l'atelier de Cardillac ; l'orfèvre reçoit un visiteur, puis un second ; entre-temps sa fille décide ou bien renonce à le quitter ; il y a un merveilleux passage au hautbois. Les toits de Paris. A nouveau l'escalier dans l'hôtel. Cardillac succombe en professant bien haut le droit pour le créateur de malmener son public.)

  • Un souvenir de Philippe Jaccottet

    Imaginez une chambre en désordre et mal éclairée, encombrée d'objets inutiles comme les jouets d'un enfant, et tout le jour, et la nuit aussi bien, au-delà de la fenêtre et des minces cloisons, l'on entend les gens vivre dans la poussière de la pauvreté, avec plus de cris que de rires. Ainsi, à Paris, j'ai très longtemps entendu une femme aboyer, dès l'aube, quand je sortais péniblement du sommeil ; j'avais même cru d'abord, parce que je ne voyais jamais qu'elle et que je l'entendais sans cesse dire à quelqu'un d'invisible "Mange, allons ! mange..." (avec d'ailleurs moins de grâce), que l'homme à qui elle s'adressait était peut-être un chien attaché dans le coin de l'unique chambre où ils vivaient; je vis tout de même, après, que c'était bien un homme, tout à fait abruti par le vin. Il faut peut-être avoir habité de tels lieux pour comprendre qu'il y a des femmes qui aboient.
    ('
    Du côté de la Russie, Le Veilleur des Misérables', Ecrits pour le papier journal).

    "Oh ! Avez-vous entendu cet aboiement ?"
    Cette fois, c'était une vraie question, ménageant un silence qui fut aussitôt rompu par une voix agressive et infiniment lasse à la fois, jetant un seul mot à travers les épaisseurs de verre et de brume froide, hivernale :
    Mange ! (...)
    "J'ai cru longtemps que cette femme parlait à un chien, ou à un autre animal que j'imaginais attaché par une chaîne très courte dans l'angle qui correspond, chez elle, à celui où je me trouve en ce moment. (...)"
    (L'Obscurité)

  • Mélos

    Les Athéniens partent à la conquête d'une île des Cyclades restée indépendante, Mélos. Après leur avoir résisté quelques temps, la ville assiégée tombe : (...) à la suite d'une trahison, les Méliens se rendirent à discrétion aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains. Les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves.

    L'événement n'est qu'un épisode sans conséquence de la guerre mais il prend un relief extraordinaire dans le récit en raison du dialogue sans précédent où l'historien oppose, avant le début de l'affrontement, les représentants des Athéniens et ceux des Méliens (passage célèbre, sans doute ; a-t-il jamais été porté au théâtre ou mis en musique ?).

    Les Athéniens refusent dans ce débat tout appel au sentiment, au droit et à la morale : les arguments ne doivent être évalués que selon l'intérêt réel et assuré des adversaires. Nous nous abstiendrons, pour notre part, de faire de belles phrases. (...) Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n'ont de poids que dans la mesure où les  adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n'est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner.

    Ce réalisme cynique n'est pas inédit ; c'est le ton de l'impérialisme athénien tel qu'il se fait entendre dans d'autres discours rapportés précédemment par l'historien. Mais il prend une forme presque emblématique dans ce dialogue où il redouble la force du fort et anéantit les protestations du faible ; la brutalité n'est plus seulement dans la supériorité des armes mais encore dans l'argumentation (toutes les bonnes raisons présentées par les Méliens pour qu'on les épargne seront d'abord réfutées puis démenties par les faits : innocents, ils ont tort et seront tués).

  • Sphactérie

    En route pour Corcyre, contrainte par la tempête, la flotte athénienne fait halte dans le port de Pylos, dans une portion déserte du territoire spartiate. Retenus par les hasards du mauvais temps, presque malgré l'avis de leurs chefs, les soldats fortifient avec des moyens de fortune l'espèce de bastion naturel.
    Ils n'avaient pas d'outils de fer pour tailler les pierres et ils allaient les ramasser une à une pour les poser là où elles trouvaient le mieux leur place. Ils n'avaient pas non plus d'auges et, quand il fallait du mortier quelque part, ils le transportaient sur leur dos, penchés en avant de façon à soutenir au mieux leur fardeau. Avec leurs mains croisées par derrière, ils l'empêchaient de glisser à terre.
    Les Lacédémoniens alertés accourent, par terre et par mer, et tentent en vain de déloger les envahisseurs retranchés derrière leurs ouvrages. Une île jouxte Pylos et ferme sa rade : Sphactérie était "tout entière boisée et dépourvue de chemins frayés, car personne n'y habitait". Pour prévenir un débarquement supplémentaire, les Lacédémoniens décident d'y installer des hoplites.

    Mais, peu après, une flotte de renfort arrive d'Athènes et détruit les navires lacédémoniens. La troupe débarquée se trouve prise au piège de l'île dont les navires ennemis interdisent l'abord.

    Voilà que la guerre subit une formidable réduction : le sort des armes ne se jouent plus sur un théâtre qui embrasse toutes les terres grecques de la Sicile à la Thrace mais sur un ilet désert au large d'une côte infréquentée. Les batailles et les massacres précédents pèsent peu contre le sort des cent vingt Spartiates séquestrés. Aussitôt Sparte sollicite une trêve. Dans le temps qu'elle dure puis, ensuite, jusqu'à ce qu'Athènes lance l'assaut sur Sphactérie, la grande affaire des Spartiates est d'assurer le ravitaillement de leurs compatriotes.

    Selon les conditions d'armistice : Chaque homme recevrait comme ration deux chénices attiques d'orge, deux cotyles de vin et de viande. Le ravitaillement leur serait envoyé sous le contrôle des Athéniens et aucun bateau ne devrait aborder dans l'île sans qu'ils en fussent informés. Puis, après la rupture de la trêve, une contrebande s'instaure entre le continent et l'île : Partant de différents points de la côte péloponnésienne, (les passeurs) abordaient la nuit dans l'île, du côté du large. (...) Il y eut aussi des plongeurs qui traversèrent la rade en nageant sous l'eau. Ils traînaient après eux des outres contenant des graines de pavot trempant dans du miel ou des graines de lin pilées.

    (Pitance d'oiselets pour les soldats d'élite pris dans la nasse.)

  • Nielsen, Sibelius, Tubin

    Salle Pleyel.

    Quelques numéros de la suite d’orchestre Aladdin de Nielsen : quelques pièces de danse parodiques, qui font penser, cuivres et percussion, le modernisme en moins, à la course-poursuite du Mandarin Merveilleux de Bartok. (Un gag non tiré de la partition : la percussionniste, à chaque coup de cymbales – ils sont nombreux –, envoie ses cheveux blonds voltiger en arrière).

    Le concerto de Sibelius : le soliste, ‘semblable au cri le plus perçant’, se livre à de périlleuses acrobaties sur le dernier palier du plongeoir sans que jamais ses pieds quittent la planche (l’orchestre, au fond de la fosse, suit tout cela avec un certain accablement).

    La cinquième symphonie de Tubin : une musique qu’on a l’impression de comprendre en même temps qu’on la découvre : compacte et bien découplée, vif-lent-vif. Le tout est couronné par deux groupes de timbales comme deux bastions imprenables (la symphonie finit sur une tension de paix armée, de qui-vive. Point de cantiques : tenir le pas gagné.)