La route, suivant la mer, s'écarte de l'alignement des immeubles. Elle cerne un vaste parc de pelouse, entre la ville et le rivage, bossué comme un champ de dunes. Elle finit à la pointe par ce groupe de ponces jaunes, amas de blocs et de piliers tournés par des chemins. L'endroit et le minéral sont obscurément liés à la fondation de la ville. On y vient en foule ramasser des cailloux ou en arracher des parois (car la superstition veut qu'un fragment pris à ces pierres porte bonheur : à ce compte, il n'en restera bientôt plus rien).
La mer au-delà finira peut-être aussi par disparaître. Tout le terrain jusqu'aux rochers jaunes a été gagné sur elle. Dans le temps, un bras de mer séparait l'île et la terre-ferme ouvrant la ville en deux. Aujourd'hui, par endroit, il n'y a plus qu'un chenal si étroit entre les façades riveraines que le passage d'un navire le ferme entièrement.
La transformation se poursuit encore sous la surface ; une véritable cité sous-marine a été creusée dans le détroit, reliant un bord à l'autre. En se penchant ici, on peut voir ses lumières briller dans l'eau. Sous un plafond de verre, des salles et des galeries, parcourues en tout sens. Une figure noire, petite et seule, escalade un grand escalier triangulaire, montant vers une arche colossale. Des nébulosités s'interposent dans l'épaisseur transparente et flottent sur le spectacle comme des bancs de brume dans l'air.
Mes bouquins refermés - Page 73
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Terre et mer
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The Rake's progress
A l’opéra Garnier.
La musique, le jeu, le chant, les décors, tout cela ne s’arrange qu’assez tard (les voix se perdent souvent dans les cintres) ; les personnages et les situations enfin prennent corps pour les noces comiques de Tom avec Baba la Turque : la scène figure une salle de spectacle retournée, en sorte que le fond du plateau est occupée par des gradins, visibles à travers l’ouverture du théâtre fictif ; un grand escalier monte à la scène surélevée depuis les coulisses, au premier plan. En bas des marches Ann cherche Tom, le retrouve, mais quand Baba sortant de sa loge demande : qui est cette fille ? Tom renie Ann, les jeunes mariés se détournent ; le viveur et la femme à barbe grimpent l’escalier sous les acclamations et les fanfares. (Tom, Ann et Shadow personnages permanents du drame derrière lesquels défilent comme un ruban les épisodes trop brefs, formant tableaux).
(Musicalement la scène la plus dramatique a lieu plus loin : avec le seul accompagnement d’un clavecin sinistre, Shadow joue aux cartes l’âme de Tom ; viennent ensuite, saluant sa déchéance, les sonneries funèbres des cuivres). -
Parsifal
A l'opéra Bastille.
Les symboles chrétiens (l'eucharistie, le baptême) avec lesquels Wagner compose son drame prennent une force extraordinaire du fait qu'ils se détachent sur un fond de déréliction et de douleur : non seulement tel que le livret nous le laisse imaginer et tel que le chant le fait entendre (dans la détresse d'Amfortas) mais aussi tel que la mise en scène le représente. (Un décor d'hospice, un fatras d'images grises, un vieillard et un enfant muets, un pauvre potager : je ne sais pas ce que cela voulait dire ; mais la musique surtout y figurait la solennité, l'élévation et la grâce.)
(Belle prouesse du metteur en scène qui, outre l'activité qu'il déploie sur le plateau, parvient à mobiliser soir après soir plusieurs dizaines d'extras dans la salle pour conspuer la projection muette de quelques images du film de Rossellini, Allemagne année zéro : pendant le bref moment qu'elle dure, avant le début de la dernière partie, les interjections et les huées complètent donc le suicide de l'enfant, à l'écran, pour former une façon de Christ aux outrages ; c'est à dire le lieu de la faute originelle de Kundry.)
J'imagine qu'on peut gloser longtemps sur Parsifal: par exemple à propos de Kundry, semblable à Marie-Madeleine, pécheresse et repentie, sauf qu'ici elle ne l'est pas successivement mais alternativement. Son ambivalence est magnifique au deuxième acte quand elle est à la fois celle qui cherche à perdre Parsifal et celle qui le sauve (en lui enseignant la pitié). Le passage où, l'appelant, elle prononce pour la première le nom de Parsifal (namenlos) est un des plus belles scènes d'un genre dont Wagner n'est pas avare (La formulation quasi magique d'un nom).
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Un sens à des images
Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche, reine de France devait passer par Strasbourg en se rendant à Paris. Les solennités par lesquelles on signale au peuple qu'il y a des grands dans le monde furent préparées avec soin et profusion, et, en ce qui me concernait, je remarquai surtout le bâtiment qu'on avait dressé dans une île du Rhin, entre deux ponts, pour la réception de la reine et sa remise entre les mains des envoyés de son époux. (...) Autant je trouvais (les) salles latérales agréables et réconfortantes, autant le salon principal me parut effrayant. On l'avait tendu en tapisseries de haute lice, beaucoup plus grandes, plus brillantes, plus riches, encadrées d'ornement entassés, et tissés d'après des tableaux de peintres français modernes.
Je me serais fort bien fait aussi à cette manière, car mon goût et mon jugement n'étaient point portés à rien exclure entièrement : mais le sujet me révolta. Ces tableaux représentaient l'histoire de Jason, de Médée et de Créuse, et, par conséquent l'exemple du mariage le plus infortuné. A la gauche du trône, on voyait la fiancée luttant avec la mort la plus cruelle, entourée de spectateurs éplorés ; à droite, le père était saisi d'horreur, à la vue de ses enfants égorgés à ses pieds (...)
"Quoi ! m'écriai-je sans m'inquiéter des assistants, est-il permis de mettre si inconsidérément sous les yeux d'une jeune reine, dès les premiers pas qu'elle fait dans son royaume, l'exemple des plus horribles noces qui furent peut-être jamais célébrées ? (...)" (Mes compagnons) m'assurèrent que ce n'était pas l'affaire de tout le monde de chercher un sens à des images, qu'ils n'y avaient, eux du moins, rien remarqué, et que ni la population tout entière de Strasbourg et de la contrée, si nombreuse qu'elle vînt, ni la reine elle-même et sa cour, ne tomberaient jamais dans de pareilles chimères.
(Goethe, Poésie et Vérité, trad. Colombier)
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Lumières
Difficile de ne pas penser, devant ces grands ensembles serrés de tours et les rivages remblayés qui leur servent de parvis et d'assise, aux bancs de corail augmentés peu à peu par l'agglomération d'alvéoles et aux îles qu'ils finissent par former. A Macao la superficie ancienne a doublé par l'acquisition de terrains gagnés sur la mer et le relief naturel (couronné d'un fortin ou d'un phare colonial) est dépassé par les masses gigantesques et creuses des casinos en construction derrière lesquelles il disparaît. La puissance presque magique d'une frontière (et de la législation des jeux d'argent), à l'intérieur des limites qu'elle trace, ensevelit la terre, fait reculer les eaux et engendre ces rochers de béton vitré.
(Et encore : mêmes couleurs éclatantes, là sous-marines, ici nocturnes. Mais c'est à l'heure du bref crépuscule que la beauté du rivage urbain de Hong-Kong est la plus grande : quand le jour et les lumières intérieures, fabriquées, s'égalisent. Les formes colossales, à peine tracées, arrangent des reflets aériens. Les vitres sont comme la brume. Leur pailletage flotte dans l'espace).
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Hong-Kong
Hong-Kong et les îles qui en escortent l'entrée, tout cela est si petit à présent derrière nous qu'on le mettrait dans sa poche.
Mais on peut encore voir tous les détails parfaitement quand on les regarde avec la lunette d'approche.
Les choses ne cessent pas d'exister parce que nous les laissons en arrière,
Et Lamock tourne toujours dans la nuit derrière nous cependant que nous entrons dans le périmètre des Frères.
Il y a soixante-dix milles d'Oksen à Chapel Island, ainsi nommée à cause de la forme de sa motte,
Le triple éclat de Dodd's Island nous livre un long regard de Turnabout,
Et, si bas qu'on le mêle à ces étoiles sinistres qui se couchent à deux heures du matin,
J'ai vu de nouveau, avec un serrement de coeur, à ma gauche un moment apparaître le feu des Chiens.
Allons dormir d'un sommeil avec la mer approprié au travail tranquille de la machine.
Cette nuit pour la dernière fois jusqu'au matin je m'en vais coucher avec la Chine.
Les choses n'ont pas cessé d'exister derrière nous parce que nous passons ailleurs.
(...)(Claudel - préface à Connaissance de l'Est)
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Thésée
Thésée de Lully, au Théâtre des Champs-Elysées.
La pièce est aussi variée que Cadmus et Hermione, vu il y a quelques jours, mêlant les scènes nobles, les interventions de personnages comiques, les ballets et les divertissements ; mais, cette fois, la part dramatique prend une toute autre profondeur grâce à la présence monstrueuse de Médée. D'un côté elle tient à la sorcière de la fable mais, de l'autre, elle fait penser au Néron de Britannicus (dans ce registre, sans doute, la musique peine à la suivre). Les tortures qu'elle inflige sont pour partie mentales et ce sont les plus fortes. Théâtre mis en abyme : elle s'offre pour plaisir le spectacle de la souffrance qu'elle cause (Quelle douceur de voir souffrir ! chantent les habitants des enfers). Après avoir dû subir, en silence, le désaveu de Thésée (le cri le plus violent est le cri qu'on ravale), elle oblige Aeglé à renier celui-ci, assistant en coulisse au désarroi des deux amants.