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Mes bouquins refermés - Page 69

  • Beethoven, Stravinski, Schubert

    Au théâtre des Champs-Elysées

    (Quintette pour cordes de Schubert. Sans affliction et sans les signes du deuil, le quintette ferait pourtant une parfaite musique de funérailles. Dans l’adagio, on se réveille au paradis : la lumière règne, immobile, constatée par les interjections du violon et les cordes pincées du violoncelle.  Quand l'épisode central, animé, aux accents passionnés, succède à la paix élyséenne, il semble non pas un retour aux vicissitudes terrestres mais leur expression remémorée et posthume : c'est le souvenir d'épreuves terminées et de désirs anciens, que la clarté future illumine obliquement. Un peu de leur agitation passe néanmoins dans le séjour céleste, colorant de nostalgie la reprise du premier thème.)

  • Clair de lune

    Notre prochaine étape est au nord, mais je me rends compte que nous avons roulé tout le matin avec le soleil à gauche, vers le sud. Ici, à cet embranchement, la situation peut être redressée.  L’autoroute se divise en une multitude de voies prises dans le nœud compliqué d’un échangeur. En serrant au plus à droite nous rejoindrons le boulevard périphérique qui ramènera dans la bonne direction et nous trouverons notre route en contournant la ville.

    Non : la chaussée nouvelle devient plus étroite. Elle n’a plus qu’une voie (l’autre sens est en contrebas, derrière le talus, et s'écarte). L’asphalte fait place à des tables de béton disjointes. La route traverse une banlieue. Les rues sont en terre, les maisons grises et basses, sans étage. Seul, çà et là, le tronc noir d'un acacia porte sa tête plus haut. Le feuillage tendre, encore neuf, tranche sur la brique et les tuiles couleur cendre. La terre croule sur la chaussée, la route finit en cul-de-sac. Sur le terre-plein une vieille femme debout, sèche et noire, nous a vus mais ne regarde pas. Sa main pend, arrêtée, les doigts écartés et tordus.

    Derrière elle, un enfant court ; ce n’est peut-être que le mouvement du passage qui s'éloigne encore entre deux buttes. Au détour de ce chemin, le temple apparaît à flanc de colline. Rien ne l'annonce, nous ne savions rien de lui. Une rangée de stûpas, reliés par un mur, s'élève à travers la pente. Au-delà d'autres constructions s'étagent dans la nuit et font deviner la taille considérable de l'ensemble alors que le plus haut bâtiment se termine par un dôme. Mais l'extraordinaire de cette vision est le ciel noir et sans astres qui est venu avec elle et la lumière de clair de lune qui l'illumine et cerne d'ombre et fait briller les formes rondes et blanches. (Plus loin nous retrouvons l'agitation de la foule et d'autres monuments ouverts, une cour bordée d'arcades sous un jour indifférent, lointain et bleu).

  • Orphée à rebours

    (Et que faire sinon se retourner
    Dans cette vie où rien n'est qui ne passe ?)

    (Bonnefoy, "La longue chaîne de l'ancre")

  • Eaux et lame

    Le Ravissement de saint Paul, de Poussin.

    Le saint avec les trois anges qui le portent en plein ciel composent un groupe compact dont la solidité, les formes nettes et les couleurs franches contrastent avec la nuée qui l'entoure. L'ensemble fait bloc au milieu du vide et paraît davantage en apesanteur qu'en vol (pas une plume des ailes ne bouge ; les anges n'en ont pas besoin pour annuler la charge du corps pesant qu'ils tiennent fermement). Le ravissement est sans désordre ; le bel ange de gauche, qui donne au saint sa principale assise, s'incline sans effort (son éloignement de la verticale semble, plutôt qu'un mouvement pour se pencher en arrière, le résultat d'une rotation géométrique autour du centre de gravité). Les anges font sensiblement la même taille que le saint et, en conséquence, le groupe est hérissé de bras et de jambes similaires : les mains sont occupées (à soutenir, à exprimer : par un geste délicat l'ange le plus élevé touche de l'index la paume du saint et désigne à l'autre main le ciel) ; les pieds pendants, dont le compte est exact, semblent en revanche un peu trop nombreux (malgré la douce teinte des orteils des créatures célestes que peut-être "rougit la pudeur des aurores foulées".)

    Sous l'étrange assemblage, au sol, une architecture massive compose une plate-forme entre un pilier et une ouverture, où sont posés le livre et l'épée associés au saint. Au-delà de ce seuil un très beau paysage : le ciel lointain illuminé derrière une colline et la plaine avec ses eaux éparses (dont les reflets s'accordent avec le miroitement de la lame).

  • La mala noche

    Exposition Goya au Petit Palais. 

    Il est frappant de constater (reconnaissant la mère après avoir croisé çà et là les enfants) combien ces images en ont engendré d'autres (comme on voit dans l'une d'elles,  fameuse, une nuée de monstres s'évader du crâne d'un homme attablé, effondré, terrassé par le sommeil). L'exposition donne quelques exemples de cette descendance ; le surréalisme pourrait sans doute y figurer largement. La coïncidence fait que je lisais il y a peu de jours ceci dans le Roi Cophetua de Gracq :

    La mala noche... le mot me traversa l'esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat - enlèvement - infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s'embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuse d'enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu'aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d'une épaule, d'une tête charmante, sont tout entier ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu'on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l'effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l'anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses.

  • Lovis Corinth

    Dans l'exposition Lovis Corinth au Musée d'Orsay.

    (Comment concilier l'impression d'avoir affaire à un des plus grands peintres de son temps et le fait que j'ignorais jusqu'à son nom : la perception est-elle faussée ? faut-il incriminer l'histoire de l'art ? Quoi qu'il en soit, la série des autoportraits me paraît incontestable :)

    Le Portrait de l'artiste avec sa femme en bacchants est digne du meilleur Hals : le peintre déguisé s'enroule dans un drap rouge et se coiffe de grappes de raisin brillantes et rondes comme les grelots du bouffon (ses yeux aussi sont ronds comme des billes, la bouche ouverte brille comme la coupe vidée qu'il désigne, les traits sont brouillés par les tressautements du rire).

    Dans les derniers autoportraits (datant des années 1920), la touche se déchiquette et s'amincit à l'unisson des lumière, forme et couleur du visage vieillissant : la chair se retire et laisse à nu l'ossature (la figure semble tordue par la pommette qui ressort), la peau rétive à la lumière paraît fardée et le teint disparate, des touches de vermillon éclatent aux lobes des oreilles ou aux narines, l'oeil bleu trop clair des vieillards est marqué par une pointe vert émeraude.

  • Les larmes de Marcellus

    (Le récit quelquefois bien morne de la deuxième guerre punique par Tite-Live s'anime pour la prise de Syracuse : les Romains tirent avantage des fêtes de Diane, comme les assiégés sont plongés dans l'ivresse ; il fait nuit, les assaillants escaladent en silence un coin désert de la muraille, ils ouvrent à revers une des portes, le clairon donne le signal de l'assaut, les premiers cris retentissent puis se répandent dans la ville...  Un tableau s'arrange. Son premier spectateur, le général victorieux, y est inclus et en indique le sens :)

    On dit que Marcellus pleura quand, une fois à l'intérieur des murs, il contempla d'une hauteur la ville qui était sans doute la plus belle du monde à cette époque : larmes de joie, parce qu'il avait réussi mais aussi d'émotion, à cause du passé glorieux de la ville. Il songeait au naufrage de la flotte athénienne, à la défaite de deux immenses armées conduites par deux généraux illustres, à tant de combats si difficiles contre les Carthaginois, à tant de tyrans et de rois si puissants et en particulier à Hiéron (...). Toutes ces images repassaient dans sa mémoire et il songea aussi que dans un instant tout allait brûler et serait réduit en cendres.(trad. A Flobert)

    (Quand, revenu à Rome, Marcellus se voit accorder les honneurs de l'ovation, le cortège glorieux du butin est précédé par un tableau représentant la chute de Syracuse.)