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Mes bouquins refermés - Page 76

  • Coup de main sur Platée

    Alors que la guerre entre Athènes et Sparte est sur le point d'éclater, profitant des derniers instants de la paix, un groupe armé de Thébains pénètre par surprise, la nuit, dans la ville de Platée. Regroupés sur l'agora, ils invitent les Platéens à renoncer à l'alliance avec Athènes et à rejoindre la ligue béotienne. Mais, après un moment de frayeur, les habitants se rendent compte que les assaillants sont peu nombreux et les attaquent.

    Les Thébains (...) prirent peur, tournèrent les talons et se mirent à fuir à travers la ville. Gênés par la boue et par l'obscurité (...), ne sachant, pour la plupart, par quelles rues passer pour s'échapper et poursuivis par des hommes qui savaient comment leur couper la retraite, les fuyards, dans leur majorité, trouvèrent la mort. Un Platéen referma la porte par laquelle ils étaient entrés dans la ville et qui était la seule ouverte. Il inséra dans la barre, en guise de cheville de sûreté, un fer de javelot, en sorte que cette issue elle-même fut interdite aux Thébains. (Certains fugitifs) parvinrent jusqu'à une porte non gardée et, sans se faire remarquer, rompirent la barre au moyen d'une hache que leur donna une femme. (...) Le gros de la troupe, formée par les hommes qui étaient restés le mieux groupés, fit irruption dans une vaste bâtisse qui dépendait du mur d'enceinte et dont le porche se trouvait ouvert. Ils crurent qu'il s'agissait d'une des portes de la ville donnant sur l'extérieur. (Et furent ainsi pris au piège). Tel fut le sort des Thébains qui s'étaient introduits dans Platée.
    (Thucydide - La Guerre du Péloponnèse,II 4 - trad. Denis Roussel)

    (L'optique supérieure de l'historien fait surgir une scène, la sortant de la nuit nocturne comme de la nuit des temps. Elle détaille, dans la mêlée confuse, le fer d'un javelot, une femme qui donne un hache, le cul-de-sac d'une construction adossée au rempart ; péripéties logiques d'une fuite sans issue. Mais son pouvoir est aussi celui d'une longue-vue retournée, rapetissant la vague gloire antique aux proportions d'escarmouches sanglantes où une poignée d'hommes s'affronte.)

     

  • Future's resounding emptiness

    D'après nature, poème élémentaire, de WG Sebald (trad. S Muller / P Charbonneau). La seconde partie du poème évoque la vie d'un naturaliste allemand du XVIIIème siècle. Désireux de rejoindre l'expédition en Sibérie de Bering, le savant arrive à Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale russe, "ville née de l'angoisse devant l'immensité de l'espace".

    (...) les quais et les ponts, les rues et les places,
    les lignes de fuite, les façades et les rangées de fenêtres
    n'émergent que lentement
    du vide sonore de l'avenir

    (...)

    (Le "vide sonore de l'avenir", j'ai déjà entendu ce vers, qui m'arrête à nouveau, selon une citation en anglais du même texte, "future's resounding emptiness" ; je ne connais pas la version originale allemande. J'ai l'impression que la formule retentissante - le désert, l'espace se font temps et le temps résonance - en rappelle une autre (fait écho encore, si j'ose dire) ; mais je ne sais pas dire laquelle.)

  • Haendel

    Israël en Egypte, à la Cité de la Musique.

    La suite ininterrompue de choeurs funèbres qui s'enchaînent sans respiration rendait la première partie ("Lamentations des Israélites sur la mort de Joseph") quelque peu assommante, malgré leur beauté.
    En revanche la deuxième partie est pleine d'images très vives : elle commence par la lamentation des Hébreux opprimés ; à leur ressassement (presque à leur piétinement) se surimpose un appel qui finit par monter jusqu'à l'Eternel (Vers la fin, un même concours de voix, descendantes cette fois, rend les soupirs de soulagement des Egyptiens après le départ des Hébreux). Dans l'intervalle, la peinture des plaies d'Egypte : la parole de l'Eternel résonne avec les cuivres ("He spake the word") et engendre, parmi les archets, un grouillement de pattes, de mandibules et d'élytres, les poux et les criquets. Puis, s'abattent
                               les ténèbres palpables d'Egypte
    et la musique semble avancer à tâtons, incertaine et chancelante. A la violence des coups martelés qui frappent ensuite les Egyptiens ("He smote all the first born") s'oppose la douceur du chemin qui s'ouvre devant les Hébreux ("But as for His people, He led them forth like sheep").
    La dernière partie est un cantique de remerciement où les Hébreux célèbrent la victoire, semblent se retourner et contemplent leurs ennemis abattus. Le ton est belliqueux et satisfait ; comme dans le très viril duo de basses "the Lord is a man of war" et dans le choeur magnifique et brutal "The people shall hear".

     

  • La Neige de Saint-Pierre

    La Neige de Saint-Pierre, de Perutz. Le narrateur se réveille dans un lit d'hôpital. On lui apprend qu'il a été la victime d'un accident de la circulation et qu'il vient de passer plusieurs semaines dans le coma. Mais le patient ne croit pas les médecins, il est convaincu que sa blessure est le résultat d'une toute autre série d'événements dont la durée coïncide justement avec sa prétendue perte de conscience. Cependant, comme il se remémore son aventure, il rend compte  d'un certain nombre d'éléments qui trahissent l'autosuggestion, le "rêve dirigé" ou l'hallucination et incitent le lecteur à mettre en doute ce que lui raconte le narrateur : le temps du récit est discontinu, incertain ; les lieux changent sans transition ; les désirs ou les appréhensions du narrateur se réalisent selon qu'il les exprime ; ses frustrations sont renversées ; des détails "réels" engendrent les circonstances "rêvées"... (Le procédé est utilisé également, de façon peut-être plus essentielle, dans le Maître du Jugement dernierdu même auteur ; "Le Sud" de Borges, à qui on pense souvent, appartient aussi à ce genre de narration à double-entente.)

    Le charme du roman tient pour beaucoup au soin apporté à ces détails qui hantent le récit et quelquefois se répondent : dans la "vie réelle", le volume manquant des oeuvres complètes de Shakespeare ("le Conte d'hiver") ; puis dans le rêve, la gravure au mur de la chambre où deux femmes se jettent aux pieds "d'un roi shakespearien" tandis qu'à l'arrière-plan "on aperçoit un roi exotique et sa délégation, avec des chevaux et des chameaux" ; la neige qui envahit les rues du village... Ou  bien, détachée, soudain, une musique :
    J'écoutais le son d'un violon qui venait de la pièce voisine.
    C'étaient les premières mesures d'une
    sonate de Tartini, et cette mélodie mélancolique, comme habitée par des fantômes, m'émeut à chaque fois que je l'entends. Elle est associée pour moi à un vague souvenir d'enfance : je me vois dans l'appartement de mon père, c'est dimanche, tout le monde est sorti et je suis seul. Bientôt, la nuit tombe ; il n'y a aucun bruit, je n'entends que le vent qui gémit dans la cheminée, et j'ai peur, parce que tout autour de moi semble enchanté (...).
    (Trad. JC Capèle)

  • La carrière Acropole

    Je pris, en descendant de la citadelle, un morceau de marbre du Parthénon ; j'avais aussi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d'Agamemnon ; et depuis j'ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j'ai passé. Ce ne sont pas d'aussi beaux souvenirs de mes voyages que ceux qu'ont emportés M. de Choiseul et lord Elgin ; mais ils me suffisent.(Chateaubriand - Itinéraire de Paris à Jérusalem.)

    12fee426e13bf6ff672f7b6b47e961bc.jpg(Fragment de la frise du Parthénon, au Louvre).

    Il est toujours un peu surprenant de constater, à quelques années de distance, d'une visite à l'autre, les changements intervenus dans l'acropole d'Athènes. Cette fois-ci, le temple d'Athéna Niké a complètement disparu (entièrement démonté, il attend sa reconstruction selon les règles de l'archéologie contemporaine). Un moulage de la frise des Panathénées a été monté en arrière de la façade ouest du Parthénon. Les colonnes et l'entablement du flanc nord sont en cours d'assemblage (l'agencement de chaque bloc a été nouvellement identifié, après les restaurations anciennes, et attend de retrouver sa place exacte dans le puzzle monumental). L'aspect actuel des ruines n'est pas le dernier état d'une lente dégradation peu à peu arrêtée, il n'a qu'un siècle ou deux et continue d'évoluer.  Autour des temples, des échafaudages, des marbres taillés, des grues. Un chantier est en cours, très prudent et presque immobile (ne dit-on pas que sans les déblaiements trop hâtifs des premiers archéologues, on aurait été en mesure de rebâtir entièrement le Parthénon à partir des débris qui l'entouraient ?).

    Vue d'en bas, la colline paraît une carrière à ciel ouvert, exhaussée au milieu d'un morceau de campagne verdoyant, encerclée par la ville. Le sommet de l'élévation, entièrement minéral, semble avoir été arasé. Il a la couleur de la pierre fendue, découpée, rainurée (il a effectivement été longtemps une sorte de carrière d'où ont été arrachés des fragments et des ornements, emportés au loin). Le miracle, c'est que sous le piétinement, le décapage, les coups portés au hasard, dans l'embrouillement des lignes ultérieures, demeurent la délicatesse et la rigueur des formes antiques (comme apparaissent, dans la sculpture brisée conservée au Louvre, les plis des robes des Ergastines et le détail des veines sur la main du prêtre.)

  • Les ambassadeurs de Corcyre

    Les ambassadeurs de Corcyre demandent de l'aide aux Athéniens
    dans Thucydide et dans cette journée incertaine de mars,
    mais le signe est, ou peu s'en faut, un hiéroglyphe indéchiffrable :

    que disent en vérité les ambassadeurs de Corcyre,
    ont-ils vraiment demandé de l'aide, et dans quelle journée,
    en ce jour bousculé de mars ou sinon, quand ?

    Luca pense qu'ils ont demandé de l'aide pour des raisons improbables
    avec des discours impossibles. Le geste est là, empâté de paroles
    qui ne font pas un discours, et cela ne fait ni un geste, ni un texte.
    Ils retournèrent à Corcyre, arrachée la promesse d'aide,
    ou les ambassadeurs sont encore ici, parmi nous,
    masqués, ou à peine, et parlent, mal compris, demandant de l'aide
    pour le danger de mort imminent, ou Corcyre est ici, Corcyre est peut-être ce lieu-ci
    et les ambassadeurs cinglent sur la mer, sur une mer azur,
    et ne savent pas rentrer ou ne savent pas qu'ils rentrent,
    si Corcyre est où que ce soit et si personne appelle à l'aide,
    Athènes est au désert, dans un désert de paroles désolées
    d'où émergent des voiles qui se gonflent , en ce Pirée tacite

    des signes qui crient, qui crient adieu ou peut-être appellent à l'aide.

    (Piere Bigongiari, traduit par P Jaccottet in D'une lyre à cinq cordes.) 

     

  • Tannhaüser

    A l'Opéra Bastille.

    "Tannhaüser représente la lutte des deux principes qui ont choisi le coeur humain pour principal champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec l'esprit, de l'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu. Et cette dualité est représentée tout de suite, par l'ouverture, avec une incomparable habileté." (Baudelaire). C'est pourtant à cette partie de l'oeuvre qu'il est le plus difficile de croire : l'affrontement entre l'inoxydable chant des pèlerins et  (quel que soit le degré d'incandescence auquel la porte l'orchestre :) la triviale bacchanale. Disons que cela vaut comme une étape sur le chemin qui mène à l'accomplissement de Parsifal, de même que Vénus-Elisabeth préfigure Kundry et que l'extraordinaire récit de Rome du dernier acte (avec son espèce de ritournelle, marche et accablement) annonce les grands récits-confessions des héros à venir.

    Tannhaüser revient deux fois dans sa "patrie". La première fois, c'est dans le paysage presque idyllique d'un vert paradis : calme vallée où résonnent les cors, qu'il retrouve ses amis de jeunesse et le souvenir d'Elisabeth chanté par Wolfram ; puis la musique peint le décor pompeux de la grande salle du Wartburg. Ce premier retour s'achève dans un grandiose affrontement (avec choeurs) entre l'artiste et la petite société, qui finit par l'exclure.

    En revanche lorsque Tannhaüser revient une seconde fois, tout a changé de face. Le pays n'a plus ses fanfares, ses marches, ses couleurs franches : au début du troisième acte règne un long crépuscule avec la froide lumière de la prière d'Elisabeth et de la romance à l'étoile de Wolfram. (Wie Todesahnung Dämmrung deckt die Lande, / umhüllt das Tal mit schwärzlichem Gewande; / der Seele, die nach jenen Höhn verlangt, /vor ihrem Flug durch Nacht und Grausen bangt). Tannhaüser retrouve une contrée éteinte et peuplée de fantômes ; c'est en lui-même maintenant qu'il porte le conflit antérieur jusqu'à son dénouement.

    (La mise en scène fait de Tannhaüser un peintre : l'enlacement de Vénus et d'Elisabeth, la brune et la blonde, est peut-être un hommage au Sommeil de Courbet ? Mais sans doute faudrait-il rajouter au-dessous des surtitres un éclaircissement pas à pas du programme du metteur en scène ? Le mimodrame final laisse perplexe.)