L'intérieur du pays est un désert, qui est la forêt. Pas de route. Le fleuve est le grand chemin. Sur ses bords, les villages et les cultures (manioc, ignames, maïs ...) dans des champs provisoires, qui retourneront à la forêt. Sur la plage, la lessive et la toilette des femmes, la baignade des enfants. Sur les eaux, les pirogues à moteur pilotée par les hommes. Circulations d'amont et d'aval, et d'une rive à l'autre (il n'y a pas de pont). Car le fleuve sert aussi de frontière. La ligne abstraite (rien de visible) fait naître des trafics bien réels : sont venus des réfugiés et des orpailleurs ; passent dans un sens les voitures volées, dans l'autre les bidons d'essence et les pauvres choses que les étrangères viennent vendre sur les marchés d'ici.
Mes bouquins refermés - Page 126
-
Carte postale
-
L'Eté
[Poussin - l'Eté ou Ruth et Booz (détail)]
(Une histoire venue de la Bible (Ruth,2). Mais la grisaille des jours d'été dans la campagne romaine. Poussière des moissons. Marbre gris des bas-reliefs antiques. Gestes arrêtés, éloquents et lourds.) -
Pause estivale
Ces pages ne vont pas bouger pendant quelques jours. Les approches de l'hiver sont interrompues par l'été (il n'est pas bien loin, il est au Louvre).
-
The fortune cookie
Au cinéma, la Grande Combine de Billy Wilder.
Un caméraman (Harry Hinkle) est renversé accidentellement par un joueur lors d'un match de football américain. Son beau-frère, un avocat véreux (Gingrich, joué par l'impayable Walter Matthau) le convainc de simuler la paralysie pour empocher un dédommagement substantiel (et, argument décisif, par ce moyen faire revenir son ex-femme).
Trois choses :
- le mauvais esprit de Wilder : le footballeur fautif, torturé par le remords, se met au service de sa supposée victime (il déprime et manque abandonner le sport). Ce personnage qui incarne la naïveté et la générosité est noir : face à son dévouement les autres ont vite fait de le traiter « naturellement » en bonne à tout faire ou en chauffeur (mais ce n'est que lorsque le discours deviendra franchement raciste que Harry Hinkle réagira et défendra son ami)
- une leçon sur la vérité et le mensonge au cinéma : Harry Hinkle revient dans son appartement avec son ex-femme ; il est filmé et écouté (d'abord à son insu) par des détectives à la solde de la compagnie d'assurance. Leur caméra enregistre fidèlement la mise en scène des deux simulateurs : lui en paralytique, elle en femme amoureuse. Mais, à la fin, le même dispositif servira pour déjouer la mystification : Harry Hinkle joue la vérité devant l'objectif, se levant de sa chaise et démontrant par ses acrobaties son absence d'handicap (quitte à faire une deuxième prise si la première n'est pas satisfaisante)
- la comédie des objets : il y a les gadgets qui déferlent sur l'Amérique des années 60 (fauteuil roulant électrique, skate-board, effroyable machine pour transformer une baignoire en jacuzzi) ; il y a également les accessoires « attributs » des personnages (et d'où naît le gag) : le corset dont Harry s'affuble ou se débarrasse en fonction de la plus ou moins grande emprise que son beau-frère a sur lui ; la bougie brandie par Harry devant son ex-femme qui se déshabille ; l'urinal que Gingrich tend à son beau-frère lui promettant « la fortune sur un plateau d'argent » -
Chasser la nuit
Je relis Ecuador.
La Nature, fidèle à l'homme, écrit ailleurs Michaux : Non, il est sans exemple que l'obscurité, éclairée par un grand feu de bois, tarde à s'en aller, ne s'en aille que nonchalamment et comme à contrecœur. C'est sur des points pareils que l'esprit humain assoit sa sécurité et non sur la notion du bien ou du mal.
Mais dans le voyage dont Ecuador est le journal, l'auteur a une fois rencontré une obscurité plus réticente ; c'est à la nuit tombée une chambre au bord d'un fleuve dans la forêt amazonienne :
Nous entrâmes dans la pièce qui nous avait été préparée. Machinalement, avant de se déshabiller, on sortit ses lampes de poche et l'on éclaira les parois. Ceci fait, moi j'allumai une cigarette : « Ah ! Quelle horreur ! » cria André et Gustave, je crois, a dû rire ; son rire est jeune et va bien partout.
Puis nous regardâmes la situation en face : il y avait là deux ou trois cents araignées, grosses comme des paquets de caporal, chacune sur son trou d'ombre. Ce relief se mouvait très peu.Après deux heures de combat à coups de machette, les bestioles qui ont réchappé au massacre sont toutes passées de l'autre côté de la paroi de bambou. Les ténèbres récalcitrantes ont été chassées. (Vous me direz, dans le second cas, cette obscurité n'est qu'une image. Mais c'est des métaphores qu'il est le plus difficile de se débarrasser).
-
Varèse, Jolivet, Messiaen
Concert à la Cité de la Musique.
Successivement :
- Ecuatorial : courte pièce de Varèse qui mobilise des cuivres, des percussions, un piano, un orgue électrique, des ondes Martenot et un chœur d'hommes (et la traduction espagnole d'un texte précolombien). Pourquoi tout cela ? Mystère. (Sauf à voir des soucoupes volantes planer au-dessus des temples Mayas ?)
- Danses rituelles de Jolivet : rituelles, c'est à dire inspirées du Sacre du Printemps (en plus massif), donc incantatoires, donc répétitives (avec crescendos de cuivres et de percussions). Duo des hautbois dans la Danse Nuptiale. Danse du héros et Marche funèbre avec coups de gong finaux à réveiller les morts.
- Poèmes pour Mi, de Messiaen. Suite de poèmes biblico-amoureux. La voix alterne litanies et vocalises. L'orchestre l'accompagne marche après marche sur les escaliers d'un ciel rayonnant et irisé (Et les cieux rayonnaient sous l'écharpe d'Iris). La touche simplifiée et la richesse des timbres (et le vocabulaire) expliquent la comparaison avec un vitrail.
[D'un concert Boulez à l'autre, le public a rajeuni (bien que Jane B soit partie et que Madame P soit toujours là), mais s'est enrhumé davantage (ou bien les jeunes toussent plus fort ?) ; même la soprano se mouche entre les morceaux.]
-
Le Nez
A l'opéra Bastille.
J'ai tout de même réussi à me procurer un billet pour le Nez.
Je n'ai pas aimé le spectacle qui vu de ma place (lointaine et perpendiculaire) paraissait laid et confus (ce qui n'est en rien une nécessité même quand il s'agit de donner le spectacle de la confusion et de la laideur). En revanche, s'il est permis d'en juger après une première écoute, la musique de Chostakovitch est la bonne pour cette histoire où l'humain se désintègre : un homme et son nez décollé coexistent dans une société qui est un répertoire vide de formules, de fonctions, de titres et d'intérêts. Musique grotesque et grise (marches creuses, cordes détimbrées, percussions sèches, chœurs faux) avec un rire qui n'est que le masque du rien. Sans le désespoir ou l'ironie amère d'autres œuvres du compositeur (ici on n'a même pas la consolation d'être malheureux ou moqueur, on ne se possède pas soi-même). Pas d'histoire mais une suite d'affolements et d'effondrements. Une fausse boucle (le nez perdu, le nez retrouvé) mais un commencement et une fin abrupts, sans progrès, sans morale.