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Projections - Page 11

  • Yngvildr et Thorvardr

    Ce que j'aime par-dessus tout dans les sagas islandaises, je ne sais pas comment l'appeler : leur laconisme ? leur ironie ? Un exemple dans la Saga de Sturla (trad. R Boyer). Voici comment on nous raconte, tout en se limitant aux faits, selon leur arrangement apparent ou officiel, toute une histoire tue : les amours illégitimes de Yngvildr et Thorvardr ; la naissance d'un enfant ; sa substitution.

    Ce fut pendant l'hiver que Thorvardr, étant allé aux bains à Snaelingsdalr, tomba de cheval quand il dut rentrer à la maison. Il s'écorcha le pied et eut une hémorragie qui l'épuisa. Ils allèrent à Tunga et il y demeura. Yngvildr lui pansa le pied. Il resta fort longtemps à Tunga, à se faire soigner. Au printemps il était tantôt là, tantôt à Hvammr. On raconta que Thorvardr et Yngvildr se parlaient plus qu'aux autres gens, mais leurs amis discutaient le fait.

    Au printemps suivant, Thorvardr déménagea pour l'Eyjafjördr et Yngvildr s'établit à Ballara. Elle se fit construire un bâtiment qui lui servit de chambre à coucher et y passa beaucoup de temps. Elle eut mal à une jambe cet été-là et ne circula guère

    Mais en automne, une femme vint là, six semaines avant les nuits d'hiver. Elle s'appelait Thordis et était fille de Leifr. Elle était de l'Eyjafjördr. Lorsqu'elle fut restée un court moment, elle donna naissance à une enfant. Celle-ci fut appelée Sigridr, son père étant Thorsteinn Thorleifsson, un homme du nord. En automne, elle s'en alla dans le nord dans l'Eyjafjördr.

    (C'est le défaut contraire qui m'a souvent gêné dans le récit de L'Homme de la plaine, de Mann. Il ne se contente pas de montrer les choses, il les dit, et même il les répète. Un exemple : le vieux propriétaire du ranch perd la vue ; on nous le fait comprendre trois ou quatre fois . Il y a ensuite la scène impressionante où il charge et tire à l'aveuglette contre l'homme dont il croit qu'il a tué son fils. Mais l'effet de surprise est perdu.)

     

  • Bergman

    C'est la saison ; je retrouve le chemin de la rue Saint André des Arts ; je ne viens pas parfaire ma connaissance du suédois (après vingt films je n'en ai je crois que ce mot in-gen-tink qui veut dire justement rien). Je viens d'abord retrouver cette lumière particulière de crépuscule immobile, un paysage mental, la nuit d'été si claire de l'été boréal.

    J'ai de la chance, c'est justement Sourires d'une nuit d'été, et c'est très drôle.

    Le fils fait des études de théologie. Son père se moque de lui (mais il prendra sa revanche). Sa belle-mère, moins âgée que lui, et la bonne le persécutent. Il me fait penser au jeune Johann / Strindberg dans Le Fils de la servante, découvrant Offenbach :
    Le jeune homme (...), encore tremblant de ses stigmates, exténué par sa lutte contre la chair et le diable, les oreilles remplies du bruit des cloches et des cantiques, entre dans le théâtre illuminé (...) et du fond du premier balcon il voit se dérouler ces tableaux de la joyeuse époque païenne.

  • The grapes of wrath

    Au cinéma, les Raisins de la colère, de Ford

    A la suite de calamités naturelles, des paysans du Mid West sont ruinés, dépossédés de leurs terres, chassés de chez eux. Un tracteur vient renverser la maison d'une des familles. Ils assistent impuissants à la catastrophe. Le regard passe de ces figures du désespoir, debout et muettes, à leurs ombres immobiles. Ils sont devenus comme des ombres, vouées à la nuit (il leur faut partir avant l'aube, rouler à travers la nuit sans trouver de refuge, errer, être assaillis dans les ténèbres).

    Seulement à la fin la nuit redeviendra accueillante, le temps d'un bal dans le camp mis en place par le gouvernement. Mais ça ne dure qu'un moment, juste après, Tom Joad doit fuir à nouveau avant le soleil, redevenu une ombre.

    Sortant de prison, Tom Joad rentre chez lui et trouve sa maison abandonnée ; je me demande si l'exploration des pièces à la bougie et la découverte d'un visage halluciné dans les ténèbres viennent de la scène terrible du suicide de Kirillov dans les Démons de Dostoïevski (l'homme abandonné de Dieu).

  • The Man who shot Liberty Valance

    Au cinéma, L'Homme qui tua Liberty Valance, de Ford.

    Pendant tout le prologue, je ne vois que le carton à chapeau que Hallie transporte avec un soin et une intensité qui font peur. C'est peu dire qu'il détonne dans l'attirail du deuil. Malgré le noir et blanc, on les imagine roses les rayures de cette boîte ronde et fermée. Hallie ne s'en sépare pas, la couve du regard et de temps en temps la caresse. On ne verra pas l'intérieur ; un des derniers plans du prologue est seulement ce carton que Hallie entrouvre. L'équivalent visuel peut-être de la confession que Ransom commence alors.
    L'autre boîte close dans ces premières scènes c'est le cercueil de Tom Doniphon. Bien évidemment on ne nous fait pas voir le cadavre. Dans l'épilogue enfin les deux boîtes sont montrées dans le même plan. Le carton à chapeau a été vidé de son contenu : maintenant déposée sur la bière, la fleur du cactus, emblème côté cœur de Tom Doniphon, sorti de la boîte. Voilà pour la confession, amoureuse, de Hallie.

    La confession de Ransom revient également à sortir Tom Doniphon du hors-champ : on nous raconte deux fois le duel fameux qui oppose Ransom à Liberty Valance ; la première fois conformément à la légende, comme un combat singulier ; la seconde en nous montrant Tom Doniphon embusqué tirant le coup de feu mortel.
    Cette vision en deux temps, nous en avons eu une première expérience dans la scène où Tom Doniphon et Liberty Valance s'affrontent. Les deux hommes se font face à travers la cantine, prêts à tirer. Liberty Valance qui est avec ses sbires pense triompher : son adversaire n'est-il pas seul contre trois ? non, il n'a pas vu derrière lui Bompey à la porte de la cuisine avec un fusil.

    Mais toute la différence entre ces deux scènes, c'est que le premier duel respecte les règles du combat singulier, celles d'un affrontement personnel (pas nécessairement égal et juste) entre deux individus qui se font face ; alors que le second est la négation de ces règles (un tireur caché). Le comble est que cette transgression soit accomplie par l'homme qui incarne les codes d'honneur du Far West, Tom Doniphon.
    Et parallèlement, Ransom aussi se renie lui-même dans ce duel avec Liberty Valance (son châtiment sera d'avoir à assumer la légende de ce haut fait d'armes jusqu'à la fin de ses jours). Car Ransom est l'homme de la Loi, écrite, abstraite et collective. Il refusait jusque là de se laisser entraîner dans le jeu des offenses et des vengeances personnelles.

  • Heaven's Gate

    Au cinéma, ces derniers jours. Quelques films en avance ou en retard.

    1/ La Porte du paradis de Michael Cimino.

    C'est la première fois que je vois ce film, qui est censé raconter une histoire du Wyoming avant 1900 - mais pour moi, c'est au siècle dernier, la fin des années 70, du bon côté de mon enfance : les cheveux d'Ella ! la tarte sous le torchon ! le violoniste ! les patins à roulettes !

    Il s'agit de la version longue ; le montage est généreux comme les souvenirs de ce temps-là. (Sinon pour moi le film souffre du syndrome de Pasternak dans Docteur Jivago.)

    2/ Voici venu le temps d'Alain Guiraudie

    Ça commence comme un jeu de rôles altermondialiste, enfantin et provincial : les guerriers, les bandits, les propriétaires oppresseurs, les bergers opprimés. La carte du pays est imaginaire, les noms inventés et sonores, mais justes. On crapahute dans les collines vers la montagne pourpre. On discute autour de boissons locales. On parle d'agriculture, de luttes de libération, d'histoires d'amour sans a priori mais non sans complications. Puis ça se gâte. Ça finit par l'irruption de la violence (voici le temps des Assassins ?), la mort (la Liebestod du vieil artiste), et la mélancolie des appartenances.

    3/ The World, de Jia Zhang-Ke.

    Ce n'est pas la Chine qui menace le monde, c'est le monde qui envahit la Chine. Même pas l'original, la copie. Depuis le film précédent (le très bien Unknown Pleasures), les personnages ont vieilli, il faut bosser et ce n'est pas la joie. Le parc d'attractions où ils travaillent (les maquettes des monuments célèbres du monde) est une dérision de leur voyage impossible (pas de visa), une dérision de leurs histoires (imaginez Anita Ekberg se baignant dans une réduction au tiers de la Fontaine de Trevi.)

  • Le voleur de Bagdad

    Au cinéma, Le Voleur de Bagdad, de Michael Powell.

    A nouveau les Mille et Une Nuits.

    L'amour, ici, c'est la réciprocité des regards. Tout commence par un œil peint sur la proue d'un navire, bleu et solitaire comme le regard de son maître, Jaffar. Malgré ses machinations, le mauvais Vizir ne parviendra pas à gagner l'amour de la belle princesse, à faire qu'elle lui abandonne son regard. Elle aime Ahmad : Ahmad l'a vue et elle a vu en retour (reflété dans l'eau) le regard d'Ahmad.

    Amour contrarié : il y a cette scène émouvante où nous voyons la princesse comprendre qu'Ahmad est devenu aveugle. Et, plus loin, à quoi sert l'œil magique, qui permet de voir tout lieu de la terre, si à travers lui on ne peut pas être vu par l'autre ? Le fidèle Abu le brisera.

    L'œil et la flèche : le sultan de Bassora ne veut pas qu'on voit le visage de sa fille. Alors pour que les regards se détournent, les cavaliers dispersent la foule ; les archers décochent leurs flèches.

    Cette flèche contre un regard fait penser à ce que Daniel Arasse écrit dans Le Détail à propos du Martyre de Saint-Sébastien d'Antonello (il voit un œil dans le nombril du saint) : et le rapport entre cet œil et la flèche profondément fichée de l'autre part de l'axe central sonne comme une réponse de la peinture à qui la regarde : retournant la visée qui a laissé sa trace sur lui, le corps fictif envisage à son tour le spectateur (...)

    Tout le passage serait à citer jusqu'à l'évocation du Martyre de Saint-Christophe de Mantegna.

    Le méchant Jaffar meurt d'un carreau d'arbalète en plein milieu du front.

  • How green was my valley

    Au cinéma, dans le cycle Ford, Qu'elle était verte ma vallée. A recommander avant tout aux amateurs de chants gallois et de voix off lyrique (ce n'est pas Young Mr Lincoln).

    Si je peux sympathiser avec les sentiments d'Angharad, j'ai plus de mal avec l'objet de son amour. Le mariage malgré elle de la belle avec le fils du propriétaire de la mine donne lieu à une scène extraordinaire : Angharad sort de l'église conduite par son mari. Elle avance comme un automate jusqu'à la calèche qui les attend. Pas un trait de son visage ne bouge. Autour de sa tête, le vent fait voler en tout sens le grand voile blanc, comme des mains qui se tordent de désespoir.