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Mes bouquins refermés - Page 63

  • Brahms

    Salle Pleyel.

    (De toutes les forces de sa matière, métal, corde, bois et peaux, l'orchestre fait feu puis la grande voix du choeur énonce la désespérante leçon du chant des Parques : la race des hommes a été assise une fois à la table d'or des dieux. Mais elle en a été chassée ; et précipitée dans les profondeurs sans lumière. Le proscrit ignore si le tribunal divin prononcera. Il est tapi dans la caverne et, contemplant sa descendance, secoue la tête.)

  • Rigoletto

    A l'opéra Bastille.

    Pourquoi Rigoletto ne veut-il pas dire son nom à sa propre fille, Gilda ? D'où vient l'étrange nom, Gualtier Maldè, que le Duc de Mantoue invente pour séduire la jeune fille ? Le mélodrame s'achève, Rigoletto tue sa fille au lieu du Duc sans que ces mystères (peut-être obscurément liés) ne trouvent leur explication.  

  • Mansions

    Il n'est pas facile de décrire le principal élément de décor de cette production de Pelléas et Mélisande (photo d'ensemble, ici). Disons : une (demie) amphore géante, couchée sur le flanc, ouverte selon une coupe longitudinale. La chose tourne sur elle-même. D'un côté, on peut entrer dans la concavité avec une petite échelle et se tenir dans le ventre ou dans le col. De l'autre (la face convexe), un escalier et un balcon métalliques sont arrimés sur la panse ; l'échafaudage permet de grimper jusque sur le goulot d'où l'on peut, traversant le plan de coupe, se pencher sur la face ultérieure.

    (Je ne sais pas si la composition est inspirée du sonnet Surgi de la coupe et du bond - auquel Maeterlinck emprunte peut-être sa "rose dans les ténèbres" - mais la matière en est charnelle et rouge et non d'une verrerie éphémère.)

    Je ne me souviens pas de tous les usages et arrangements qu'autorise cette topographie complexe. Les personnages sont trop souvent rejetés sur les bords par l'encombrement et condamnés à tourner en rond autour de l'installation. Mais la scène de la tour, Mélisande perchée sur le col, Pelléas enfermé dans le vase, était très belle. Dans le dernier acte, Mélisande et Golaud sont tout deux installés dans la grande cavité : elle sur le bord, lui derrière. Golaud, se couchant, se relevant, est prisonnier d'un espace sans sol et sans perspective. Perdu dans la profondeur sans repère, il ne peut atteindre Mélisande qui lui tourne le dos (de même qu'il "ne saura jamais, qu'il va mourir ici sans savoir".)

     

  • La Cène, de Bouts

    Triptyque du Saint Sacrement de Dieric Bouts, dans l'église Saint-Pierre de Louvain. bouts_détail.jpg

    L'espace de Bouts est essentiellement distance entre les choses ; il naît de la contraction et de la verticalisation qui suscitent entre elles le plus grand intervalle, le plus grand rayonnement possible du "vide". Echelonnés sur les obliques ascendantes qui les relient, les figures isolés et refermés sur elles-mêmes, se dressent à distance l'une de l'autre comme autant de jalons dans la profondeur de l'espace. (Philippot - La peinture dans les anciens Pays-Bas, XVème-XVième siècles).

    Le panneau central du Triptyque du Saint-Sacrement, qui représente la Cène, est exemplaire de cet "espace-distance". Il est apparent dès l'abord dans le grand vide qui isole la table du bord inférieur. Il est visible dans le foisonnement recroquevillé des détails et leur précision, dans la transparence de l'air qui entoure les êtres et, pour ainsi dire, perce les murs ; il s'étend dans un paysage extérieur dont aucune épaisseur atmosphérique ne vient émousser les contours. L'espace isole les apôtres et les maintient dans leur éloignement de spectateurs. Il semble avoir passé sur les visages et les mains comme le gel sur un fruit, donnant à ces hommes leur air renfrogné, vieilli, dolent et pensif. Ils ne sont pas les protagonistes d'une scène mais les témoins d'une figure : l'institution de l'eucharistie. L'image s'étend identiquement face à nous, à peine creusée par la perspective à la surface fictive de la peinture, au croisement des diagonales du tableau, au centre d'une mandorle implicite : de haut en bas, la croix dans le bois d'un panneau au mur, le Christ bénissant et l'hostie, le calice, le bassin rempli de sang et, selon les plis d'un linge, le linceul.

  • Le massacre des innocents

    Le Massacre des innocents de Bruegel dans l’exposition des collections royales britanniques au musée de Bruxelles. Alors que le tableau était dans les collections de l’empereur Rodolphe II, les enfants massacrés ont été couverts par des repeints et remplacés ou bien par des ustensiles et des ballots ou bien par des animaux, une oie, un veau, et l’épisode biblique a été transformé, par euphémisme, en une scène de pillage.  La peinture a été détériorée et le sens est perdu.

    A contrario, dans la mise en scène de Pelléas et Mélisande à la Monnaie, à l’acte IV, les moutons dont les pleurs intriguent tant Yniold (Ce n’est pas le chemin de l’étable, où vont-ils dormir cette nuit ?) sont figurés par des enfants tenus en laisse. Ici le sens est outré (les moutons sur le chemin de l’abattoir représentent les innocents massacrés donc ce sont des enfants) et la vision au lieu d’annoncer le meurtre de Pelléas l’excède et le dévalue.

  • Pelléas et Mélisande

    Théâtre de la Monnaie.

    C'est, pour une fois, à l'occasion de cette représentation, la voix Pelléas qui m'a semblé la plus forte, la plus présente. Elle ne trahissait pas pour autant le personnage qui restait certes "un peu étrange", intimidé, velléitaire, incapable longtemps de franchir le pas ; elle le faisait même apparaître bavard (je ne le dis pas en mauvaise part) : les paroles précipitées témoignent de son agitation ; il m'a semblé que Mélisande parlait à peine dans la dernière scène qui les réunit. (Et ce soliloque s'inscrivait bien, alors, dans la suite de celui d'Arkel et de Golaud : car, dans le quatrième acte, successivement,  les trois hommes (les trois "âges") entreprennent Mélisande ; et celle-ci, malgré sa préférence, ne rejette personne).

    Golaud, à proportion (la substance des deux hommes est-elle incompatible ?), s'effaçait et semblait rejeté à la marge (alors que, dans les autres productions, il était toujours apparu comme le personnage le plus humain du drame, celui qui est présent du début à la fin et qui détermine l'événement).

  • Ecrit sur le front

    - Enfant ! vous êtes à l'entrée de la vie, reprit-elle en saisissant la main d'Eugène (de Rastignac), vous trouvez une barrière insurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vous l'ouvre, et vous reculez ! Mais vous réussirez, vous ferez une brillante fortune, le succès est écrit sur votre beau front.

    Ici un jeune homme ne devient riche que grâce à sa maîtresse ou par un mariage. Vautrin offre à Rastignac de réussir par la seconde voie. Pour cela il suffit que l'étudiant réponde à l’amour de la pauvre demoiselle Taillefer, obscure et sans dot. Un complice tuera en duel le frère unique de la jeune fille. Alors, le père se réconciliera avec la  fille qu’il a reniée et celle-ci deviendra un parti considérable.
    Rastignac n’accepte pas la proposition mais il fait tout de même un brin de cour à mademoiselle Taillefer. Cependant :

    - L'affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nos deux dandies se sont piochés. Tout s'est passé convenablement. Affaire d'opinion. Notre pigeon a insulté mon faucon. A demain, dans la redoute de Clignancourt. A huit heures et demie, mademoiselle Taillefer héritera de l'amour et de la fortune de son père, pendant qu'elle sera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurré dans son café. N'est-ce pas drôle à se dire ? Ce petit Taillefer est très-fort à l'épée, il est confiant comme un brelan carré ; mais il sera saigné par un coup que j'ai inventé, une manière de relever l'épée et de vous piquer le front. Je vous montrerai cette botte-là, car elle est furieusement utile.

    Comme Rastignac veut avertir la victime, Vautrin lui verse un somnifère.

    En plaçant la tête de l'étudiant sur la chaise, pour qu'il pût dormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, en chantant :
       Dormez, mes chères amours !
       Pour vous je veillerai toujours.

    (Balzac – Le Père Goriot).