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  • dôme

    On nous fait entrer mais, au premier palier de l'escalier intérieur, je me retrouve dehors : la maison est retournée comme un gant et ses pièces se déploient à ciel ouvert. C'est une île, une arche au-dessus de la ville, un dôme surbaissé où l'on marche. Elle est couronnée d'arcs et de pinacles ; elle fait penser à un chef d'oeuvre d'orfèvre ou de ferronnerie agrandi aux dimensions d'un palais ; les frises, les corniches, les parois sont en fer. Côte à côte, le gigantesque et le minuscule. (Je me penche ; tout à l'heure j'arracherai pour la mettre dans ma poche un détail d'une guirlande : une figurine en train de se desceller). Il y a une ou plusieurs cloches énormes en contrebas, vers le bord de la terrasse. Le battant, extérieur, vole dans les airs, risque d'assommer les visiteurs. Sa course, suspendue je ne sais où, tourne des boucles, vient heurter le métal. Un seul coup fait trembler les fondations. Tout l'édifice retentit. J'ai dans la main l'osselet que j'ai ramassé. Le petit ornement est l'image d'un nouveau-né, couché, qui tend les bras, comme l'Enfant dans la Crèche. (Mais l'enfant, cela est assuré, représente Dionysos).

  • Ariodante

    Au Théâtre des Champs-Elysées.

    Je suis sûr d'avoir assisté une fois déjà à une représentation d'Ariodante (en 2001 ?) et pourtant j'avais oublié Scherza infida, le grand air du rôle-titre (justement célèbre, qui justifierait à lui seul qu'on fasse entendre l'oeuvre).

    Les actes se terminent par des ballets (pas fameux, sans doute, comparés à ceux-là) ; les choeurs interviennent sans laisser grand souvenir ; mais ce sont les airs qui font la matière de l'opéra. Au deuxième acte, le malheur frappe et renverse le joie initiale : la voix du méchant jubile dans sa noirceur (Si l'inganno sortisce felice), le coeur manque à l'héroïne sans qu'elle sache encore pourquoi (Mi palpita il core). Dupé par l'infâme Polinesso, Ariodante croit que Ginevra le trompe ; il veut se tuer, on l'empêche ; il chante (car après que le récitatif a réalisé brièvement quelques manipulations dramatiques, la durée s'ouvre pour que se déploie, dans un air, le résultat de l'opération sur l'âme ou le caractère du personnage) et :

    Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes

    Il fait nuit ; la pénombre a rendu possible la mystification, est-ce une illusion de croire qu'elle parvient aussi, alors, à fondre la noire ironie et la plaintive tristesse, le désespoir et la douceur, les élancements et les larmes ?

  • Haydn, Stifter

    Je note aujourd'hui seulement quelque chose qui m'a frappé cet été à Lausanne : que le premier mouvement de la symphonie dite des "Adieux" de Haydn me rappelait le Nachsommer de Stifter, à la fois la mélancolie et la transparence de l'air en automne. (Ph Jaccottet - Observations II).

    Pas moyen de l'écouter ce soir ; le morceau n'est pas même dans la radio Haydn de Zvezdoliki.

    (Pour moi, l'ai-je déjà dit ? c'est à la musique de Bruckner que sont associés la prose monotone, grandiose et presque naïve de Stifter, ses vastes paysages et la lumière d'arrière-été qui les envahit parfois : mélancolie, transparence de l'air mais aussi royauté d'automne, tardive et mesurée, après les épreuves terminées, quand les tentures carminées se relèvent sur les maisons.)

  • U

    Au cinéma, Pushover de Richard Quine.

    Le bâtiment (lieu principal de l'intrigue) a la forme d'un U (le plan apparaît quelquefois, punaisé au mur). C'est donc depuis un appartement situé dans le même immeuble, au même étage, que les policiers épient les fenêtres de la femme qu'ils surveillent. Les guetteurs et l'appât risquent à tout moment de se croiser dans les couloirs ou l'ascenseur (ce qui, soit dit en passant, rend passablement absurde le fait qu'on demande au même policier de surveiller et de séduire la dame). Les dernières nuits tout se resserre autour de ce dispositif (la planque, l'appartement d'en face, celui de la voisine, les couloirs, les escaliers de service, la terrasse de l'immeuble, les voitures garées en bas), à l'exception de quelques plages presque vides de filature quand la femme s'absente et roule longuement dans la ville (Kim Novak comme dans Vertigo ?). Le héros malheureux (le policier qui trahit) a beau connaître toutes les cases, il ne réussit pas à sortir du piège décrit : victime de faibles décalages, pris à l'endroit où il ne devait pas être, absent quand il fallait être là, vu quand il se voulait invisible. L'accumulation des hasards le condamnent progressivement, irrémédiablement à mourir : abattu en pleine rue ("comme un chien") sous le regard de la femme qu'il aime, qui ne dit mot.

  • Printemps

    C'est le printemps des "Îles Lofoten". La terre en désordre est encore moitié couverte de plaques de neige, selon les hasards du relief qui ne connaît ni plaines ni fortes pentes. Le reste est à découvert et montre les pelouses de l'an passé ou le sol dégelé et noir. A l'horizon l'archipel est fait de terres de toutes les tailles sans que nulle part n'apparaisse la pleine mer. Dans ce paysage de nature, une usine immense se dresse seule au bord de l'eau, surmontée de deux tours cheminées bleuies par l'éloignement. Un peuple, comme des touristes jamais en repos, parcourt les routes tout en montées et en descentes. Ils débarquent de véhicules divers, rembarquent. Ils s'avancent sur les chemins qui vont au rivage. Une jetée en bois rejoint comme un rayon le centre d'un cratère que remplit un lac sombre. Ils se croisent sans s'arrêter ni dévier. Ils ne se regroupent pas,  ils ne se suivent pas. Comme eux, les saisons, les époques. C'est un jardin d'enfance, une poignée de groseilles. Une bouche happe les fruits, que la langue presse et fait éclater. Ne reste de la grappe, dans la main, que l'armature solide et légère.

  • Katerina Ismaïlova

    Au Théâtre du Châtelet.

    L'humanité se perd dans la bêtise mécanique (l'emballement des marches, le halètement aigrelet de la convoitise, le dandinement vulgaire de Boris qui réclame champignons et galettes de sarrasin), dans les ritournelles parodiques (les chants de séduction de Sergueï), stridentes, stériles. Mais il en est autrement quand le drame finit, sur la route du bagne ; les prisonniers marchent dans la plaine immense. C'est la conclusion et l'image des vies qu'ils ont menées : la lente étendue semblable au long ennui, la souffrance comme l'écrasante pesanteur des corps, la mort sordide, toute proche, au bord du chemin. La musique comprend ce monotone accablement qui sourd au plus bas des cordes et des cuivres. Quand Katia aime, le lourd courant se charge d'amour ; ainsi dans l'interlude retentissant entre les quatrième et cinquième tableaux. La joie y est une pierre pesante, comme le choeur des noces de Katia et de Sergueï (où pourtant la mariée est belle comme le soleil). Mais caché dans le chant ployé, il y a sans doute le meilleur de l'être, une eau du fond de l'eau, épurée, mystérieuse, amie avec le soir ou le lac aux eaux noires.

  • La Juive

    A l'opéra Bastille.

    Pas mécontent d'avoir découvert, sans trop d'ennui, un fleuron du Grand Opéra tel que le dix-neuvième siècle français l'a aimé. S'il est possible, dans ces conditions, d'en dire quelques mots, les voici. Le livret n'est pas fameux, additionne les scènes à effets et abuse de l'adjectif tutélaire. Les personnages sont souvent sacrifiés au goût de la pompe et des rebondissements  ; et la musique avec, qui, dans les grandes scènes dramatiques, se réduit à des redoublements de stupeur ou d'effroi. Le premier acte ou la fin du troisième étaient, pour ces raisons, les passages les plus faibles. Les ensembles et les choeurs correspondants sont laids (je ne pense pas que ce soit la faute des interprètes). Les situations annoncent quelque fois Wagner (Par exemple : une grande scène de malédiction ; une maison plongée dans l'obscurité ; Rachel dénonçant Léopold telle Brünnhilde à la cour des Gibichung - mais la musique ne suit pas). Il y a des airs pareils à des succès de la chanson (Rachel quand du seigneur). Le chant le plus remarquable était celui de la Princesse Eudoxie : notamment sa joie pleine de vocalises au deuxième acte - le meilleur - quand elle vient acheter un collier chez Eleazar (Lorsqu'elle ouvre le coffret, on s'attend presque à la voir entonner l'Air des bijoux). Au début de l'acte suivant, la rencontre entre Rachel et Eudoxie avait quelque chose d'une scène de Balzac (la femme du peuple et la princesse ; la brune et la blonde ; la feinte humilité de l'une, l'indifférente compassion de l'autre... les lignes vocales rendaient bien la conversation brillante, l'affrontement d'instinct des deux rivales).