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  • The turn of the screw

    Au conservatoire, l'opéra de Britten.

    Les enfants sont interprétés par deux jeunes femmes. Du coup, Miss Flora fait preuve d'une maturité assez curieuse, pleine d'aplomb (sa voix couvre quelque fois celle de la gouvernante) ; Miles surtout y gagne une gravité et une tristesse émouvantes. En revanche l'incarnation des fantômes me gêne (peut-être faudrait-il mieux ne pas les faire évoluer sur la scène et les laisser dans l'orchestre ou en coulisses ?).

    (Les apparitions du Tour d'écrou m'ont rappelé un passage d'Oliver Twist : au chapitre 34, Oliver a échappé aux méchants ; il habite à la campagne chez ses bienfaiteurs. C'est la belle saison, la fin de la journée ; l'enfant s'est assoupi à la fenêtre devant un jardin qui ouvre sur les champs. A un certain moment, il se réveille en sursaut et découvre avec horreur le terrifiant visage de Fagin, dehors, qui l'observe . L'instant d'après, la vision a disparu ; malgré les recherches, il n'y a pas trace de l'intrus dans la campagne environnante... Même cadre bucolique dans la nouvelle de Henry James, même enfance menacée ; la ressemblance est peut-être une part de la fiction elle-même : la gouvernante a sans doute lu Dickens. Mais, ici, tour de vis supplémentaire : le fantôme et le jeune garçon sont soupçonnés d'être complices.)

     

  • Demi-tour

    Je rentre chez moi, mais à la première gare, on m'arrête ; je fais demi-tour : il y a eu confusion, quelque chose a été emporté par erreur, qu'il faut rendre. Un peu de bousculade précède le départ sur la plate-forme, devant l'ascenseur. A l'intérieur la cabine n'est pas aménagée et laisse voir la tôle du fuselage. Pas de sièges : on s'assoit par terre avant de s'apercevoir que les paquets dissimulaient les banquettes et qu'il y a la place où ranger ses jambes. On démarre. La barque remonte une rivière à l'abri des arbres, elle jette une ombre sur le courant ; l'ombre passe sur les feuillages, sur les champs, bondit comme un chien qui accompagne le voyageur en le quittant sans cesse, à l'image des chemins, des haies et des pentes contraires. Tous mènent le pays jusqu'à ce promontoire devant la mer et le détroit qu'elle forme et qui reste à franchir.

  • Ordonnance

    Au cinéma, Cité interdite de Zhang Yimou.

    Le spectacle (les décors, les combats, les batailles, la musique, les images) est très laid ; mais il y a une espèce de rituel qui fait tenir l'ensemble : toutes les deux heures, de l'aube à minuit, des sonneurs passent ; les servantes en cortège viennent trouver l'impératrice, s'agenouillent, lui versent le remède qu'elles apportent. L'infusion prescrite par l'empereur est un poison qui tue lentement ; l'impétratrice le sait mais ne peut s'y soustraire (le vaste complot ourdi, les fils massacrés, l'inceste révélé ni l'armée anéantie ne lèveront la sentence). L'impératrice boit, vide la tasse ; se rince la bouche avec un peu d'eau (recrachant derrière sa grande manche).

  • Glaçure

    medium_Velazquez_-_Marchand_d_eau.3.jpg(Le marchand d'eau, de Velazquez, récupéré dans les bagages de Pepe Botella par Welligton et exposé dans sa demeure londonienne de Apsley House). Je ne sais pas s'il faut chercher des équivalences entre les céramiques au premier plan et les personnages qui se tiennent juste derrière elles : d'un côté le marchand d'eau dans son ample manteau ; de l'autre le garçon au col froissé. (La tête du premier, veillie et recuite, évoque bien davantage la puissance du soleil que les pouvoirs de l'eau ! Le second est d'une porcelaine plus fine.) Quelques gouttes d'eau coulent sur la panse du récipient (un peu de l'eau précieuse a été renversée) et font la preuve de l'habileté du peintre. On trouve ailleurs chez lui des natures mortes de terre cuite (par exemple au pied de Bacchus dans Los borrachos) et elles sont l'occasion de démontrer une maîtrise suprême dans la représentation des matières (notamment les glaçures, où la surface devient brillante : comme un emblème de la touche du peintre qui rend liquide, aérienne, lumineuse, l'argile mate de la peinture).

  • images

    On croirait que ces images sont ce qu'il y a de plus fugace au monde, mais l'espace d'un instant, la vie tout entière se dissout en elles ; elles seules demeurent sur le chemin de notre vie dont on dirait qu'il n'a progressé que de l'une à l'autre d'entre elles...

    (Musil, cité dans Une Transaction secrète par Jaccottet).

  • Triomphe

    medium_mantegna_3.jpgA Hampton Court, le Triomphe de César de Mantegna. Il y a ici (je crois) tout un savoir d'archéologue et d'humaniste qui explique le choix et le dessin des accessoires, l'organisation du cortège, les vêtements, les armes, les architectures : bric-à-brac rêvé ou copié selon les témoignages et les vestiges de la civilisation romaine (les bas-reliefs de l'Arc de Titus à Rome ?)... Mais ce qui frappe d'abord c'est l'aspect fantastique de ce monde dressé sur des piques au-dessus des porteurs (groupés en fonction de leur charge), vision d'impesanteur, effloraison sans ordre d'objets hissés malgré leur poids dans le ciel italien, comme le déménagement d'une fourmilière, un pillage, un envol extraordinaire pour la migration ou l'essaimage, une semaison ; en l'air : pavillons des trompettes, flambeaux, oriflammes, lares, bannières peintes, statues, trophées, lances, cuirasses, casques, armes de siège, vases, enseignes, musiques, bustes et feux... au-dessus des rangs rivés au sol, une garde-robe d'acrobate.

  • ombres

    Les cartons de Raphaël (il s'agit, comme on sait, de modèles pour des tapisseries commandées par le pape et destinées à la Chapelle Sixtine) ont été transférés au dix-neuvième siècle du château de Hampton Court au Victoria & Albert Museum. Les panneaux sont présentés dans une très grande salle ; des soucis de conservation imposent une lumière assez basse ; des vitres protègent le papier en y apposant des reflets. En l'état, il est bien plus difficile d'en apprécier les détails qu'on ne peut le faire, par exemple, sur des reproductions. Dans la Remise des clés, la subtilité du paysage est invérifiable, dérobée. C'est peut-être la pénombre qui accroît le poids des figures et rend plus sourdes et plus intenses les couleurs, sous le verre : je pense à la Pêche miraculeuse, à l'emphase des gestes, au bleu profond du lac comme le plomb qui semble charger le filet des pêcheurs. Telle qu'elle apparaît, leur manière s'éloigne de la clarté et de la grâce d'autres oeuvres de Raphaël (comme les Stanze du Vatican), favorisant la puissance, voulant, nous dit-on, rivaliser avec la couleur et les corps des peintures de Michel-Ange (qu'elles devaient côtoyer). (Mais c'est plutôt les fresques de Masaccio que rappelle la Prédication de Saint Paul, ses groupes de figures massives, l'autorité donnée au personnage prééminent qui, par son attitude, ouvre et ordonne l'espace, commande le mouvement et définit la perspective.)