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Mes bouquins refermés - Page 145

  • Les Mange-pas-cher, de Bernhard

    Vous vous souvenez de Mr Casaubon dans Middlemarch de George Eliot. Cet homme d'église éminent, ce savant distingué, a entrepris un livre colossal, l’œuvre de toute une vie, rien de moins qu'une explication complète des fables de l'Antiquité. Depuis des décennies il accumule les notes et les plans. De temps en temps il publie un article préparatoire, patiemment calculé, dont le retentissement n'égale malheureusement pas l'ambition. Avec l'âge, l'angoisse grandit et le soupçon d'avoir fait fausse route. Il ne sait pas l'allemand ; et il paraît que les théories nouvelles, parues dans cette langue, périment les fondements mêmes de son travail.

    Si encore il était seul dans son labyrinthe, mais faiblesse de la chair, piège de l'orgueil, il vient d'épouser la jeune et belle et intelligente Dorothea Brooke. Elle l'admirait certes, mais depuis le mariage, si peu qu'il l'associe à son travail, il connaît le tourment de lire dans ses yeux au lieu de l'admiration l'horreur secrète du dévouement.

    Le personnage de Thomas Bernhard, Koller, meurt de son entretien avec le narrateur des Mange-pas-cher. Il a décidé de lui dire enfin l’œuvre à laquelle il a voué sa vie, une Physiognomonie, ou du moins de lui en donner les premiers éléments. Car le livre final est aussi éloigné que le village d'à-côté dans le Médecin de Campagne de Kafka : pour l'atteindre Koller doit au préalable produire un écrit (...) dont l'aboutissement, (dit-il), conditionn(e) finalement un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) de fait un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) un quatrième écrit sur la physiognomonie (...) (trad. C Porcell)

    Koller se désigne lui-même comme un aventurier de l'esprit, un malade de l'esprit. Sa vie entière est vécue selon l'absolu du livre à venir. Des périls mortels la menacent : que ce soient ses parents, la société ou l'université autrichiennes. Les lieux qu'il fréquente ou qu'il fuit déterminent la possibilité ou l'anéantissement de toute pensée (tel parc, tel café, telle cantine.) Les parcours qu'il suit en claudiquant à travers le dix-neuvième arrondissement de Vienne sont des épopées de l'esprit : comme d'aller à ce chêne plutôt qu'à ce frêne ou de choisir pour sa promenade un parc plutôt qu'un autre (et effectivement ce choix a été suivi de l'accident, et de l'amputation, dont il tire la rente qui lui permet de se consacrer entièrement à son ouvrage.)

    A cette lumière, les personnages qu'il fréquente (les habitués d'une table de la Cantine Populaire Viennoise, les mange-pas-cher éponymes) sont hissés à la hauteur d'exempla universels de la Physiognomonie. L'introduction de son grand oeuvre (tout ce que nous en saurons jamais) leur est consacrée. Koller les décrit avec leur vie modeste, leur solitude, leur chimère : l'un les jeunes filles, l'autre la numismatique, le troisième les livres (Novalis, Montaigne, Spinoza, Pascal), le quatrième le snobisme. Le cinquième, dit-il, c'est lui-même. Koller peut mourir et le livre s'achever ; il a rejoint son épigraphe, une phrase de Novalis : nous cherchons l'ébauche du monde - cette ébauche, c'est nous-mêmes.

  • How green was my valley

    Au cinéma, dans le cycle Ford, Qu'elle était verte ma vallée. A recommander avant tout aux amateurs de chants gallois et de voix off lyrique (ce n'est pas Young Mr Lincoln).

    Si je peux sympathiser avec les sentiments d'Angharad, j'ai plus de mal avec l'objet de son amour. Le mariage malgré elle de la belle avec le fils du propriétaire de la mine donne lieu à une scène extraordinaire : Angharad sort de l'église conduite par son mari. Elle avance comme un automate jusqu'à la calèche qui les attend. Pas un trait de son visage ne bouge. Autour de sa tête, le vent fait voler en tout sens le grand voile blanc, comme des mains qui se tordent de désespoir.

  • Ce n'est pas l'Ile Mystérieuse

    La lecture de la note de Philippe[s] me ramène à mon dimanche au bord de la mer. Après la baignade à midi, on part se promener jusqu'à la place du village ; on fait un crochet pour voir la belle maison blanche et lire la plaque où il est écrit que Jules Verne a habité là de 1865 à 1870. F nous apprend que notre écrivain favori a utilisé le paysage alentour comme décor pour certains de ses romans. « Ce n’est pas l’Ile Mystérieuse, mais … » L'après-midi je m'aventure entre les mares et les chenaux dans l'immense étendue de sable que la mer découvre. Elle va jusqu'à l'horizon fermé par deux pointes sombres comme des mandibules. J'avance au milieu du bruit minuscule de mille bulles d'air qui crèvent. Je parcours la carte à l'échelle 1:1 d'un pays imaginaire.

  • Il était un père

    L'autre jour au cinéma, pour le film d'Ozu : Il était un père.

    - j'ai toujours rêvé d'habiter avec mon père. Ça a fini par arriver ; ça n’a duré qu’une semaine, mais ç’a été le plus beau moment de ma vie.

    Ultime réplique du fils, dans le train : il rentre chez lui avec l'épouse à qui son père l'a confié sur son lit de mort.

    Pourtant l'idylle, ce n'étaient pas ces derniers jours mais, dans l’enfance, quand le père a renoncé à son métier de professeur. Alors, le père - qui est veuf - emmène son fils dans la petite ville où il est né. Pendant un bref moment le poids des responsabilités sociales est levé (nous sommes dans une société qui envoie les enfants mourir loin de leurs parents).

    Ils sont seuls tous les deux ensemble, dans le train, sur les remparts, à l'auberge (où le père tend un linge à son fils pour qu’il s’essuie le front ; le même linge qui servira au fils, à la fin, pour le père agonisant).

    Ils vont à la pêche ensemble : mais, première accroc dans cet unisson, le fils doit aller à l’internat (et alors le mouvement parallèle des cannes à pêche s’arrête). Second accroc, le père part travailler à Tokyo (alors on retrouve le surnom, oublié, que ses anciens camarades lui avaient donné). Fin de partie : les études sont terminées ; le fils retrouve son père pour quelques jours de vacances et l’idylle semble recommencer ; un peu ivre, en fin de soirée, il dit son désir de revenir habiter avec lui ; et se fait durement rabrouer : pas question, il doit avant toute chose se consacrer à son nouveau métier d’enseignant.

  • XCIX

    Au Grand Palais, pour revoir les Lorrain rassemblés dans l'exposition de peinture française.

    Pourquoi ne pas dire que devant la Répudiation d'Agar, plus qu'au monde de la Bible, je pense à un poème de Baudelaire, tel qu'il a été lu par Walter Benjamin dans Paris, Capitale du XIXème Siècle (il ne s'agit pourtant pas d'un lever, mais d'un coucher de soleil) :

    Les poèmes XCIX et C des Fleurs du Mal sont, dans l'oeuvre de Baudelaire, étranges et solitaires comme les grandes statues de l'Ile de Pâques. On sait qu'ils appartiennent aux parties les plus anciennes du livre ; Baudelaire lui-même a abondamment indiqué à sa mère qu'ils se rapportaient à elle et qu'il ne leur avait pas donné de titre car il trouvait choquant de révéler cette connexion secrète. Les deux poèmes, surtout le premier, respirent une paix qu'il est rare de trouver chez Baudelaire. Ils donnent tous les deux l'image de la famille dont le père est mort ; mais le fils, loin de prendre la place de celui-ci, la laisse vide. Le soleil lointain qui se couche, dans le premier poème, symbolise le père dont le regard - "grand oeil ouvert dans le ciel curieux" - se pose sans aucune jalousie , et avec une sympathie distante, sur le repas que la mère et le fils partagent. (...)

  • Une seconde fois

    Une seconde fois
    Encore au Théâtre des Champs-Elysées pour Mahler et Chostakovitch.

    Comme je voulais l'entendre, je l'ai entendue, cette symphonie. C'est fait (écrit Rimbaud dans Génie). Les mots, les miens, manquent.

  • Mahler, Chostakovitch

    Hier soir au Théâtre des Champs-Elysées. Concert Mahler, Chostakovitch.

    D'abord, les Rückert Lieder. J'avoue que des lieder de Mahler, ça fait longtemps que je n'écoute plus que ceux du Compagnon Errant. Mais ce soir je suis sous le charme d'une chanson sans emphase (sauf le fin de Um Mitternacht, mais d'un ton si naïf) où la voix et les instruments parlent la même langue.

    Le bonheur, c'est quand elle dit, et l'orchestre avec elle dans le même souffle (et toute la salle frissonne et retient sa respiration) :
              Und ruh' in einem stillen Gebiet

    Et, alors, c'est elle, cela, le lieu tranquille, l'autre monde, l'habitation bénie du ciel et des ombrages.

    Après, tout pourrait s'arrêter et chacun rentrerait heureux chez lui.

    Ensuite, la Huitième Symphonie de Chostakovitch.

    Le malheur de cette musique, c'est l'Histoire. L'Histoire avec une grande hache, comme disait l'autre. Il suffit de rappeler qu'elle fut créée à Leningrad Moscou en 1943. Les images affluent. Que ce soient celles de la propagande soviétique, avec au mieux des séquences tirées d'un film d'Eisenstein, assauts de soldat dans la neige, locomotives à vapeur dévorant l'espace (dans le troisième mouvement, on entend les coups de sifflet.) Ou bien la réalité noire, l'envers, tout l'arrière-pays d'esclavage, de famine et de mort.

    Mais, bien sûr, la musique n'a pas de sens. Elle n'a pas de mains, elle ne désigne rien ; elle n'a pas de bouche, elle ne dit rien. Et c'est ainsi que je veux l'entendre, et puisque ça se joue encore, j'y retourne ce soir.