Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mes bouquins refermés - Page 148

  • Everything, finally, is sex

    En relisant Le Tour d'écrou, je tombe sur des pages qui me remettent en mémoire les paroles du narrateur de Jeunesse de Coetzee : Even Henry James, on the surface so proper, so Victorian, has pages where is darkly hints that everything, finally, is sex.
    Par exemple ce passage où la gouvernante et Mrs Grose discutent du caractère du petit Miles, dix ans (remarquez que ce dernier n’est jamais explicitement nommé) :

    "I take what you said to me at noon as a declaration that you've never known him to be bad."
    She threw back her head; she had clearly, by this time, and very honestly, adopted an attitude. "Oh, never known him--I don't pretend that!"
    I was upset again. "Then you have known him--?"
    "Yes indeed, miss, thank God!"
    On reflection I accepted this. "You mean that a boy who never is--?"
    "Is no boy for me!"
    I held her tighter. "You like them with the spirit to be naughty?" Then, keeping pace with her answer, "So do I!" I eagerly brought out. "But not to the degree to contaminate--"
    "To contaminate?"--my big word left her at a loss. I explained it. "To corrupt."
    She stared, taking my meaning in; but it produced in her an odd laugh. "Are you afraid he'll corrupt you?" She put the question with such a fine bold humour that, with a laugh, a little silly doubtless, to match her own, I gave way for the time to the apprehension of ridicule.

    On trouve dans ce dialogue une des armes favorites des personnages jamesiens : la phrase en suspens. C’est une façon de désarçonner son interlocuteur qu’on rencontre souvent, je crois, dans la vie de tous les jours. A l’autre de finir la phrase ou de proposer un sens, au risque de dévoiler sa pensée, et d’en trop dire, alors que vous restez dans l’ombre confortable de l’ambiguïté. Ici c’est successivement la gouvernante puis Mrs Grose qui tire ; avec l’avantage à cette dernière, quand la gouvernante est contrainte de lâcher une énormité : le mot ‘corrupt’, pour désigner les entreprises du garçonnet.
    Mais la gouvernante n’a pas dit son dernier mot. Dans le deuxième round, elle choisit une autre arme dans l’arsenal de l’ambiguïté jamesienne : le pronom personnel. Qui donc se cache derrière ce ‘il’ ? Le petit Miles, son oncle séduisant, ou bien le double de celui-ci, le maléfique Quint ?

    But the next day, as the hour for my drive approached, I cropped up in another place. "What was the lady who was here before?"
    "The last governess? She was also young and pretty--almost as young and almost as pretty, miss, even as you."
    "Ah, then, I hope her youth and her beauty helped her!" I recollect throwing off. "He seems to like us young and pretty!"
    "Oh, he did," Mrs. Grose assented: "it was the way he liked everyone!" She had no sooner spoken indeed than she caught herself up. "I mean that's his way--the master's."
    I was struck. "But of whom did you speak first?"
    She looked blank, but she coloured. "Why, of him."
    "Of the master?"
    "Of who else?"

    Cette fois-ci, la gouvernante a gagné ; elle a enrôlé Mrs Grose dans son délire ; les fantômes peuvent apparaître.
    Pour conclure, voici un autre extrait du Jeunesse de Coetzee qui prolonge ce que j’ai essayé de dire, appliqué aux dialogues de la Coupe d’Or ou des Ailes de la Colombe :

    People in James do not have to pay the rent ; they certainly do not have to hold jobs ; all they are required to do is to have super-subtle conversations whose effect is to bring about tiny shifts of power, shifts so minute as to be invisible to all but the practised eye. When enough of such shifts have taken place, the balance of power between the personages of the story is (Voilà !) revealed to have suddenly and irreversibly changed. And that is that : the story has fulfilled its charge and can be brought to an end.

    (A peu près : Dans les livres de James les gens n’ont pas de loyers à payer  ; ils n'ont bien évidemment pas besoin de travailler ; tout ce qu’on leur demande, c’est d’avoir des conversations hyper-subtiles qui ont pour effet de provoquer de minuscules transferts de puissance, des transferts si infimes qu’ils sont invisibles sauf à l’œil exercé. Quand un nombre suffisant de ces transferts a eu lieu, le rapport de forces entre les personnages s’avère (Voilà !) avoir été modifié de façon soudaine et irréversible. Et tout est là : le récit a rempli son rôle et peut s’achever).

  • Concert Jarrell, Reich

    Mardi soir, à la Cité de la Musique. Concert Jarrell et Reich.

    Michael Jarrell, Assonance V. Un violoncelle évolue au milieu d’échos confiés à différents instruments (harpe, alto, percussions, cuivres …) qui font demi-cercle autour de lui. Il y a quelques moments visuellement confondants lorsque les coups d’archet du soliste se surimposent exactement avec leur répondant dans le petit ensemble : c’est comme si le violoncelle jouait du trombone.

    Michael Jarrell, Mémoires : pendant que l’orchestre se traîne par terre, poussant de temps en temps de grands « han », le chœur avance à tâtons, syllabe après syllabe, qu’il tient longtemps sur le même souffle, ou bien psalmodiant. Le texte qu’on peut lire mais pas entendre, dit entre autres ceci (L’Ecclésiaste) : Cuncta fecit bona in tempore suo et mundum tradidit disputationi eorum (Il a fait toute chose convenable en son temps et il abandonne le monde à ses disputes).

    Steve Reich, The desert music, voilà une musique qui n’a pas peur de faire fuir ses auditeurs ; elle s’installe dans la durée, au risque de la crampe ou du mal de tête. L’oreille trompée croit d’abord à un air de danse ou à un refrain entendu à la radio. Mais le refrain se répète et la chanson ne commence jamais. Quoi entendre dans le bégaiement perpétuel ?

  • In memoriam

    (... parmi l'herbe, ...)

    A ne surprendre que naïvement d'accord
    La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
    Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

  • Out of the past

    Lundi soir, au cinéma. Pendez-moi haut et court, de Tourneur.

    Ce n’est pas la première fois que je vois ce film (ni la dernière - je touche du bois) mais il y a à nouveau un passage où je me perds.

    Au milieu du film, rattrapé par son passé, le héros accepte une mission douteuse. Il doit récupérer chez un avocat des documents compromettants. La ténébreuse secrétaire de l’avocat sera sa complice . Ils se retrouvent chez elle ; elle lui expose son plan. A la fin, flairant le piège, il la menace, la tenant par l’épaule et serrant jusqu’à faire mal. – Plus tard, dans une pièce obscure, encore le geste de saisir par l’épaule (notre héros était dissimulé derrière une porte ; une femme est venue répondre au téléphone) : la femme se retourne. Pendant un moment, je suis perdu : qui est-ce ? La secrétaire ou bien Elle, la femme de son passé, celle qui l’a trahi, qui le trahit encore ?

    Doubles, apparitions (ces êtres qui s’approchent dans le plan immobile), personnages du mythe (le sourd-muet), prémonitions de la mort (le nom écrit « dans le ciel ») donnent à l’intrigue de film noir une résonance extraordinaire ; tout cela, et, surtout, la splendeur nocturne de la lumière.

  • Pigmalion, Rameau

    Dimanche, au Châtelet. Pigmalion, de Rameau.

    Première partie : en guise de complément de programme, ballet pour une musique enregistrée de Ligeti. Trou de mémoire. J’ouvre les yeux : pourquoi aux saluts un danseur s’est-il réfugié dans un élément du décor ? C’est une espèce de porte-bouteilles géant à la Duchamp au devant de la scène. Et pourquoi en reculant, l’emporte-t-il avec lui ? pour que le rideau puisse descendre ? Mais le rideau ne s’est-il pas levé il y a une demie-heure avec le décor en place ?

    Seconde partie : acte de ballet de Rameau avec cette fois un orchestre et un chœur dans la fosse. Les chanteurs sont sur scène. Il y a avec eux toute un troupe de …, revêtus de … et qui … je regarde ailleurs. Pigmalion est sacrément bon ; j’admire comme dans son dernier air, il se tire d’ingrates vocalises sur le son ‘an’.

    Un point pour Rousseau : « On peut concevoir des langues plus propres à la Musique les unes que les autres ; on peut en concevoir qui ne le seraient point du tout. Telle en pourrait être une qui ne serait composée que de sons mixtes, de syllabes muettes, sourdes ou nasales, peu de voyelles sonores, beaucoup de consonnes et d’articulations, et qui manquerait encore d’autres conditions essentielles, dont je parlerai dans l’article de la mesure. »

  • Le Troisième Homme

    Samedi au cinéma, le Troisième Homme de Carol Reed.

    Vienne est filmée dans le délabrement de l’après-guerre. La vision est si différente de ce qu’on connaît du centre-ville actuel, blanc, or et bronze : aujourd’hui rien qui rappelle la ruine. (Contrairement à Paris qui semble engendrer sans arrêt des ruines modernes - il suffit de se promener aux Halles pour assister au prodige).

    J’aime beaucoup Alida Valli, doublement étrangère, fugitive et absente, plongée dans le souvenir de l’homme qu’elle aime et qu’elle croit mort, peut-être. Mélange de résignation, de fidélité, de désillusion et d’espoir. Elle tressaille à chaque fois qu’on frappe à la porte de sa chambre, et sans hausser la voix : « Wer ist da ? ».

  • Schubert, Einstein

    Vendredi à la Cité de la Musique, musique pour chœur de Schubert et de Brahms.

    Heureux concert, avec le souvenir d’un hiver passé à lire (et à écouter, et à relire) le livre d’Einstein, Schubert, portrait d’un musicien (trad. Delalande).

    Ce soir-là il y avait donc entre autres das Grab, Coronach, Nachthelle, et l’occasion de citer Einstein pour :
    Ständchen (Sérénade, de Grillpazer) : Schubert en l’entendant : « je n’aurais jamais cru que ce fût aussi beau » (…); ce contralto profond qui plane au-dessus des voix d’hommes comme une étoile au-dessus d’une onde légèrement agitée. (Tant pis si la soliste n’était pas Brigitte Fassbaender).
    Et Das Gesang der Geister über dem Wasser (Le Chant des esprits au-dessus des eaux, de Goethe) : Quiconque ignore une œuvre comme celle-là n’a aucune idée de la grandeur de Schubert (…) ; l’œuvre débute et s’achève dans un climat de contemplation méditative, sur un tempo extrêmement lent, soutenu aux cordes par ce rythme dactylique (une longue, deux brèves) cher entre tous à Schubert ; elle s’anime de plus en plus jusqu’au faîte de l’intensité dramatique, où les voix se joignent à l’unisson ou en succession de tierces ; puis elle s’apaise, se fait pastorale et s’éteint dans le souffle d’un pianissimo le plus léger. Le moindre mouvement du texte est rendu ; chaque image prend du relief.

    Après cela la musique de Brahms paraîtrait bien lourdingue, s’il n’y avait le poème de Hölderlin, le Chant du Destin d’Hyperion – avec la stupeur finale des hinab …  hinab, béants devant l’abîme.

    On a donc eu successivement le poème de Goethe et celui de Hölderlin avec la même chute de l’eau dans les rochers (‘Klippe’). Mais, chez le premier, elle finit, étale, à refléter les étoiles avant de les rejoindre ; chez le second, dans le gouffre incertain disjoint de l’éternelle clarté (trad. Jaccottet).