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Mes bouquins refermés - Page 114

  • Iphigénie en Tauride

    A l'opéra Garnier.

    Iphigénie ne reconnaît pas Oreste ; Oreste n'a pas reconnu Iphigénie (ça fait pourtant près de trois mille ans qu'ils rejouent leur histoire). La grande prêtresse se prépare donc malgré elle à sacrifier le naufragé. Récitatifs, airs, chœurs et ballets s'imbriquent sans coutures achevant la cohérence des unités de lieu, de temps, d'action (seul le metteur en scène rêvasse et parle d'autre chose ; je n'ai pas compris quoi).  La musique est pleine de contraste, de terreur et d'héroïsme, de pleurs et d'allant ; elle est jouée avec le feu ou l'ombre nécessaires. Les chanteurs tragédiens sont compréhensibles, émouvants, naturels...

    Mais tout ça ne réussit pas à me faire aimer la musique de Gluck...

  • Mozart, Chostakovitch

    Concert au Théâtre des Champs-Elysées.

    Rétrospectivement la première partie ressort presque insipide et même boiteuse (avec dans le concerto de Mozart un certain déséquilibre entre le dix-huitième siècle essoufflé du soliste et l'énergie de l'orchestre).

    Il n'y avait pas ces défauts dans la Dixième de Chostakovitch : à la fois musique pauvre, brisée, sans couleurs mais cohérente, forte, juste. A l'exception du quatrième mouvement plus difficile à envisager avec son espèce de joie fausse et vulgaire, une palette de gris et de noirs peint – si l'on veut – la désolation, le sarcasme ou l'horreur. Mais les plus beaux sont ces moments d'énigme ou d'aube (les petites flûtes à la fin du premier mouvement ; dans le troisième, le motif répété par les cors en forme d'appel suivi par la respiration des cordes) : une lumière sans qu'on sache d'où elle vient.

  • Ravel, Bartok

    Concert au Théâtre du Châtelet.

    Dans Daphnis et Chloé, il y a un lever de soleil fameux (glouglou des sources, cris d'oiseaux, soleil bouche grande ouverte) et de beaux paysages sonores mais souvent on s'ennuie (et pense à autre chose : ainsi le chuintement nocturne des cordes avec le chœur qui fait ah ! me disait les souffles de la nuit flottaient sur Galgala).

    En revanche avec son alternance de scène (Judith et Barbe-Bleue) et d'évocations (à chaque fois qu'une porte du château s'ouvre), l'opéra de Bartok ne laisse pas l'attention s'égarer (ne serait-ce que les sept portes à compter.)

    Après la cinquième, celle du domaine de Barbe-Bleue, quand les cuivres opposés, dans la salle, et l'orgue montent le volume sonore à son paroxysme - et préparent, plus loin, le plongeon dans l'hébétude du lac des larmes (sixième porte) - je suis submergé par la musique (ou assommé par la chaleur ? fasciné par l'énorme caparaçon de la cantatrice, moiré comme la robe d'une mouche verte).

  • Le démon de l'orientation

    Vivez-vous comme moi dans une ville orientée (Nord-Sud, Est-Ouest, Cardo et Decumanus) ? souvent je me surprends à donner aux lieux et aux trajets un sens et une position par rapport aux points cardinaux ; je prends le métro, descends une rue, traverse une place, entre dans un appartement : une image de leur orientation se forme en moi ; l'image est liée à la représentation d'un parcours, elle se constitue selon une cartographie intérieure, par exemple le plan de la ville que j'ai en tête ; elle est très grossière, fondamentalement chevillée au corps et à sa position dans l'espace (comme devant, derrière, à droite, à gauche). Le processus est quasi inconscient, presque irrépressible. Je m'en rends compte à ses échecs : quand la première impression est fausse, quand les points cardinaux imaginaires sont inversés et que l'esprit perdu cherche à orienter selon la raison une fenêtre que l'intuition a tordue (efforts démesurés pour retourner une rue, faire pivoter les façades, rabouter des perspectives.)

    (Je me souviens de René Leys)

  • Samedi

    Encore au musée, dans la section des peintres du vingtième siècle. Il y a là dispersée face aux œuvres une petite communauté, trois ou quatre en blouse blanche, palette et pinceau à la main, chacun devant son chevalet. Mais (approchons-nous, faisons le tour) les toiles qu'ils peignent n'ont rien à voir avec celles qu'ils ont devant eux.

  • A l'étranger

    La loge n'a rien de royal ; l'ouvreur, complice et déférent, nous y conduit tels des parents incognito de la dynastie régnante. Mais revient nous chercher bien vite car il y a eu un incident au vestiaire. Est-ce grave ? en marchant il explique : après le dépôt, pendant les manipulations d'usage, un portefeuille s'est retrouvé à terre sous nos basques. Une reconnaissance est nécessaire. Nous arrivons : la petite dame est passée devant son comptoir. Elle tient dans une main la veste, dans l'autre le portefeuille : elle ne comprend pas, elle est désolée, d'où a-t-il pu tomber ? les tirettes sont fermées.

  • Forgiveness is a duty

    Le musée des Beaux-Arts d'Anvers : une énorme et vieille bâtisse néo-classique où on entre par un portique démesuré et de vastes escaliers. A l'étage noble, la salle d'honneur au centre est consacrée à la gloire de Rubens. Mais entre les grands tableaux d'autel sont placés des écrans et des haut-parleurs, identiques, synchrones, sonores. Une haute vitrine bloque le centre de la salle, avec des pièces d'armure éparses sur le socle blanc. Ç’a été le lieu d'une action dont l'enregistrement est maintenant diffusé sur les murs. Une voix forte ouvre chaque épisode. Dans le cube en verre deux artistes armurés combattent, symboliquement sans doute. A un certain moment les casques sont levés. L'homme quitte l'arène. Il saigne un peu et écrit à l'encre écarlate sur les murs. La femme reste. Elle pleure et chantonne, crescendo, decrescendo : Forgiveness is a duty.