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  • Un coin de rue

    Si je savais tenir un journal, on trouverait à la date d'hier, pour commencer, l'angle de la rue des Lavandières Sainte-Opportune et de l'avenue Victoria.

    Sainte-Opportune, ça fait penser à la « vie opportune » d'un poème des Fêtes galantes, mis en musique par Debussy. Ce qui m'arrête dans ce Clair de lune, ce n'est pas qu'il fasse rimer arbres avec marbres mais l'enjambement de « quasi tristes » dans le premier quatrain, en sorte que « quasi » finit le vers et que la danse des masques (sur le rythme 4/3/3) s'y trouve interrompue, le pas suspendu. Dans ce suspens point une tristesse qui est aussi le clair de lune, « triste » également, et le paysage du dernier quatrain (dont une première version est peut-être la fin d'un poème des Contemplations, la Fête chez Thérèse).

    Quant à la Reine Victoria, je me souviens que Virginia Woolf la trouvait entirely unaesthetic (c'est la légende d'une photo dans la Chambre claire de Barthes).

    Et alors ? Rien. Les associations d'idées sont aussi arbitraires que le croisement des noms des rues de Paris. Ou bien pourquoi je n'écris pas de journal : même si l'occasion s'y prête, dès la première circonstance, ma phrase se perd, court et finit dans le décor.

  • What the thrush said

    Conférence de Hofmannsthal sur la poésie (Le Poète et l'époque présente). Il commence par annoncer qu'il ne fera pas de philosophie de l'art. Je me rappelle a contrario avoir assisté à une conférence d'Yves Bonnefoy où il était paradoxalement surtout question de « concepts ». Sauf à la fin, pendant les questions : quelqu'un lui demande « des paroles qui ne soient pas destinées à des élèves d'hypokhâgne ». Je ne me souviens ni des mots, ni du sens de sa réponse, mais c'était la première fois que s'effaçait l'impression d'un discours récité cent fois. J'ai confondu depuis ce qu'il disait avec le vers de Keats (What the thrush said) :

    O fret not after knowledge - I have none

    (« Cite en entier ou ne cite pas du tout » dit un personnage d'Hofmannsthal ; et j'obtempère avec bonheur :)

    O thou whose face hath felt the Winter's wind
    Whose eye has seen the snow-clouds hung in mist,
    And the black elm-tops 'mong the freezing stars,
    To thee the Spring will be a harvest-time.
    O thou, whose only book has been the light
    Of supreme darkness which thou feddest on
    Night after night when Phoebus was away,
    To thee the Spring shall be a triple morn.
    O fret not after knowledge - I have none,
    And yet my song comes native with the warmth.
    O fret not after knowledge - I have none,
    And yet the Evening listens. He who saddens
    At thought of idleness cannot be idle,
    And he's awake who thinks himself asleep.

  • Encore Arabella

    Il y a chez Hofmannsthal un motif qui, semble-t-il, lui tient à cœur : la défloration. Des images ou des situations s'y apparentent dans Andréas (j'en ai indiqué quelques unes ; je n'explicite pas). L'essai Les Chemins et les rencontres s'ouvre par une citation prise dans le Spicilège de Schwob : Je me souviens des paroles d'Agur, fils d'Iaké, et des choses qu'il déclare les plus incompréhensibles et les plus merveilleuses : la trace de l'oiseau dans l'air et la trace de l'homme dans la vierge.

    A ce propos un mot de Lucidor. C'est, dans un arrangement différent, les personnages et l'intrigue du livret d'Arabella. D'une œuvre à l'autre, Arabella garde le même nom et le même rôle mais le portrait est complètement changé (lumineux ici, froid et sombre là).

    Dans la nouvelle, l'héroïne est l'adolescente travestie en garçon Lucile/Lucidor (comme Zdenka/Zdenko) ; elle tombe amoureuse de Vladimir un soupirant malheureux (comme Matteo) de sa sœur aînée (toujours Arabella). La jeune fille commence par lui écrire des lettres où elle se fait passer pour sa sœur puis, à la fin d'un délire croissant de sacrifice et d'amour, accueille le jeune homme dans l'obscurité de sa chambre. Affolé par le contraste entre la froideur diurne d'Arabella et les nuits qu'il croit passer avec elle, Vladimir fait des rêves étranges, où il s'identifie à un cygne. (Zeus et Léda, autre façon d'associer étreinte et volatile.)

  • Au Louvre

    L'autre jour, au Louvre, d'abord pour la prédelle du Mantegna qu'on ne voit (et qu'on ne verrait) pas dans le retable de San Zeno de Vérone. Mais fuyant la Grande Galerie, je me retrouve comme souvent dans les salles Corot de la Cour Carrée. Calme et unité : parce que l'étage est relativement peu fréquenté, parce que le nombre de toiles suffit à remplir plusieurs salles avec les œuvres d'un seul peintre.

    Je m'arrête toujours devant le Pont de Narni : Corot peint non pas une vue mais un regard (les premiers plans sont flous), fixé peut-être au niveau des arches presque toutes manquantes du pont écroulé. (L'arche révèle en l'isolant ce qu'elle cache en partie ; mieux encore quand elle a disparu). La lumière parle de la transparence de l'air le matin. L'ocre des rives et l'azur passent dans le fleuve, sable et ciel mêlés avec le reflet. La pile du pont met dans l'eau une ombre bleue comme le lait et comme les montagnes bleues à l'horizon.

  • « et »

    Lisant ceci, chez Philippe[s], j'y resonge – Venise « et » la musique ? je commence une liste : Stravinsky, Vivaldi, Monteverdi ... c'est dans un théâtre de la ville qu'a été créé l'extraordinaire Couronnement de Poppée (avec le livret, de Busenello, peut-être le plus immoral de tout le répertoire).

    Mais mon seul souvenir de musique à Venise c'est un concert d'hommage à Luigi Nono dans l'ancienne Fenice (en 1993 ? je me souviens qu'il y eut un compte-rendu là).

    Mieux, du même compositeur ... sofferte onde serene ... où un piano et une bande magnétique font entendre (je n'invente rien ; voir le texte qui accompagne le disque ; ma science s'arrête là) les cloches des églises de la Giudecca.

  • Orfeo

    En excellente et parisienne compagnie, à la Cité de la Musique, pour l'Orfeo de Monteverdi.

    (Si j'osais, j'écrirais ici, selon Mallarmé, que la fanfare presque quatre fois centenaire des Gonzague, c'était manière :
                     (...) d'épandre pour baume antique le temps
                      Sur la soudaineté de notre amitié neuve.
    Mais pour ne pas déroger à la ligne éditoriale de ce carnet, je referme aussitôt la parenthèse).

    Dans l'Orfeo, c'est l'arrivée de la messagère qui me donne l'impression d'être le symbole de l'invention d'un genre nouveau, où se rencontrent la déclamation et le chant. Le monde clos de célébration et de danses de la pastorale initiale est brutalement brisé par l'annonce de la mort d'Eurydice, par le contraste d'une parole fatidique. Le plus grand effet est produit alors par la voix presque nue (comme dans le quatrième acte les derniers mots d'Eurydice, une seconde fois perdue, qu'on n'entendait malheureusement pas très bien ce soir-là :
                 Ahi vista troppo dolce e troppo amara)

    Le chant d'Orphée était très impressionnant, dans ses deux modalités : les vocalises du troisième acte où le héros endort Charon, avec leurs ornements instrumentaux ; le récitatif du cinquième acte, dans les champs de Thrace, sous un soleil désert, où seul l'écho vient ponctuer la parole désolée d'Orphée.

  • Le dernier Contarin

    Dans la Lettre du dernier Contarin, de Hofmannsthal, l'héritier de l'illustre famille vénitienne rejette violemment l'offre que lui font quelques bienfaiteurs : abandonner un emploi subalterne à la poste italienne et revenir habiter un des palais du Grand Canal qui porte son nom. Sa vie, c'est le refus de l'aumône et tant pis si cela l'oblige à se passer de la compagnie des hommes.

    La nouvelle est inachevée : ensuite un choix de notes et variantes dans une typographie différente (l'éditeur ne donne pas davantage d'information) ; d'autres paroles du dernier Contarin, mais le ton n'est plus le même, le propos change de dimension. L'effet est troublant (comme dans l'extrait cité du Chasseur Gracchus de Kafka, remonté par Brod) : on ne sait plus qui parle.

    La possession du particulier sied à des âmes infiniment plus fraîches, plus naïves ; ce qui nous convient à nous, c'est la possession virtuelle du tout (...)

    Chaque objet que nous possédons ne fait en réalité qu'en évoquer et en remplacer un autre plus beau : chaque perle, chaque étoffe, chaque ruine antique et chaque maison est seulement un balcon d'où nos désir contemplent l'infini (...)

    Palais - domesticité - robes à traîne - dalles de marbre : tout cela crois-m'en, mes ancêtres, tout autant qu'autour d'eux, le possédaient en eux. Leur sang renfermait l'éclat métallique de ces choses, comme cette eau ces reflets d'argent, d'airain et de porphyre. Mon palais à moi, c'est mon destin. Le profond « Tu es à moi » que je dis à la lueur de la bougie qui éclaire ma feuille pendant que j'écris.

    (trad M. Michel)