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Mes bouquins refermés - Page 45

  • Un fleuve côtier

    De Gênes à Nice. Je ne fais pas le voyage en voiture (elle est restée garée là-haut sur la corniche, avec son chargement) – ni en train (même si, je ne sais par quelle substitution, c’est ainsi que nous arriverons ; le convoi pénètre au matin sous la verrière de la gare terminus et s’immobilise le long des quais) – mais en ballon dirigeable. La côte tombe à pic dans la mer. L’aérostat contourne le massif marin, survole les vagues puis rejoint le rivage, toujours descendant. Un fleuve coule derrière les collines du bord de mer; son lit fait notre route. Un vent souffle là, suivant le courant, et nous pousse. Nous allons en silence au-dessus des eaux brunes, le ballon nous emporte comme le songe nocturne. Il fait nuit.

  • Des cerisiers et des tombes

    Le petite garçon dévorait des yeux ces lieux qu'il connaissait, tandis que la maudite calèche s'empressait de les dépasser, laissant tout derrière elle. Après la prison, il aperçut les forges noires, enfumées, puis le cimetière verdoyant, intime, entouré d'une clôture en meulière ; au-dessus de la clôture blanchoyaient gaiement des croix et des monuments, jouant à cache-cache dans la verdure des cerisiers et se transformant en taches blanches à mesure qu'on s'éloignait. Iégorouchka se rappela que, lorsque les cerisiers étaient en fleur, ces taches blanches se mêlaient aux fleurs des cerisiers en une mer de  blancheur, et qu'au temps du mûrissage les monuments et les croix étaient semés de points rouge sang.

    (Tchekhov, la Steppe - trad. V Volkoff)

  • Perchoirs

    Saint Jérôme entre dans la cour du monastère (qui tient le milieu entre un campo vénitien et l'orée d'une savane). Le lion qui le suit provoque la panique de l'assemblée ; le signe plutôt que l'apparence de la fuite est donné par la répétition des figures de moines à travers l'espace : identiques, raides, penchés, faisant quasi toujours le même angle avec la verticale, étrangement figés malgré l'envol des grandes robes. Ils vont se percher tout au fond sur les balcons, les perrons, les seuils du grand bâtiment qui ferme le champs. (Ils font penser à ces oiseaux débandés, volant le soir au-dessus des places d'une ville ; la patine ou l'éclairage de la Scuola donne aux teintes un aspect crépusculaire que la peinture n'a peut-être pas par elle-même.) Mais ces perrons, ces balcons, ces escaliers collés contre la dernière façade semblent à peine servir aux figures presque abstraites et sans poids qui y sont réfugiées ; non, ils ne sont là, parce que situés un peu en avant, que pour apposer leurs minces ombres dans le rose merveilleux du mur et varier, et comme toucher du doigt, sa substance précieuse.

     

     

  • "Des glaciers et des pins"

    A nouveau dans le vaporetto 42. Il a plu toute la journée d’hier. Aujourd’hui, dans le ciel éclairci, les Alpes sont apparues au Nord-Ouest. Derrière la lagune, leurs sommets neigeux semblent des bouts d’air bleu blanc durci, tombés à l’horizon. Le bateau contourne San Michele, l’île cimetière ; les cimes noires des cyprès superposent aux montagnes lointaines leurs formes effilées et tordues, étonnamment semblables.  (Et ce minuscule point dans le paysage rappelle par ses couleurs l’arrière-plan de ce panneau du Louvre.)

  • Je pars

    (A Aix-en-Savoie, Casanova fait la connaissance d'un couple de joueurs : l'homme fait des dupes ; la femme s'efforce de les retenir. Casanova a plusieurs fois reporté son départ. Mais ce jour-là :)

    (...) je monte chez le marquis pour prendre congé. Je trouve sa maîtresse toute seule. Je lui dis que je devais partir à deux heures ; elle me répond que je ne partirais pas, que je lui ferais le plaisir de rester là encore deux jours. Je lui dis que j'étais très sensible à son empressement, mais qu'une affaire de la plus grande importance m'obligeait à partir. Me disant toujours que je devais rester, elle se met debout devant un  grand miroir, et elle délace son corset pour le lacer mieux après avoir arrangé sa chemise. Faisant ce manège, elle me laisse voir des globes faits pour rendre vaine toute résistance, mais je fais semblant de ne pas les voir. Je voyais un projet fait, mais j'étais décidé à l'éventer. Elle met un pied sur le bord du canapé où j'étais assis, et sous prétexte de se mettre une jarretière au-dessus du genou elle me laisse voir une jambe faite au tour, et sautant à l'autre elle me laisse entrevoir des beautés qui m'auraient dompté si le marquis ne fût pas survenu. Il me propose un quinze à petit jeu, la dame veut être de moitié avec moi, j'ai honte à le refuser ; elle s'assied près de moi ; elle lui faisait le service. Quand on vint dire qu'on m'avait servi, j'ai quitté perdant quarante louis. Madame me dit qu'elle m'en devait vingt. Au dessert Le-duc m'annonce une voiture à la porte. Je me lève, madame me dit qu'elle me devait vingt louis, elle veut me les payer, et elle m'oblige de l'accompagner à sa chambre.

    D'abord que nous y sommes, elle me dit sérieusement que si je pars, je la déshonore, puisque toute la compagnie savait qu'elle s'était engagée à me faire rester. Elle me dit qu'elle ne se croyait pas faite pour être méprisée, elle me jette sur le canapé, et elle retourne à la charge, liant de nouveau devant moi ses maudites jarretières. Ne pouvant pas nier de voir ce qu'elle voit que je voyais, je loue tout, je touche, je baise, elle se laisse tomber sur moi, et elle devient fière quand elle trouve la marque infaillible de ma sensibilité ; elle me promet, collant sa bouche sur la mienne, d'être toute à moi le lendemain. Ne sachant plus comment faire pour me délivrer, je la somme de sa parole, et je lui dis que j'allais faire dételer précisément dans le moment que le marquis entrait. Je descends comme si c'était pour revenir, l'entendant me dire qu'il allait me donner ma revanche. Je ne lui réponds pas. Je sors de l'auberge, je monte dans ma voiture, et je pars.

    (Casanova, Histoire de ma vie, 7.II)

  • Cribleuse

    Les Cribleuses de Courbet, au musée de Nantes.

    (L'enfant entrouvre le ventre obscur de la tarare ; le soleil peint le haut des murs. Dans l'espace intermédiaire, les deux soeurs travaillent ; la chaleur accable l'une, adossée aux sacs, qui trie le grain sur une assiette près d'un chat endormi. L'autre est, à genoux, dressée par l'effort ; la savate a glissé de son pied droit.  Cambrée comme une ménade qui lève son tambourin, la cribleuse porte haut l'instrument et fait tomber le blé qui couvre le drap d'une épaisse couleur jaune.)

  • Nel mezzo del cammin di nostra vita

               Ce fut dans ce fatal jour au commencement de septembre 1763 que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre. J’avais trente-huit ans. Si la ligne perpendiculaire d’ascension est égale en longueur à celle de descente, comme elle doit être, aujourd’hui, premier jour de novembre 1797, il me semble de pouvoir compter sur presque quatre années de vie, qui en conséquence de l’axiome : motus in fine velocior, passeront bien vite.
    La Charpillon que tout Londres a connue, et qui, je crois, vit encore, était une beauté à laquelle il était difficile de trouver un défaut. Ses cheveux étaient châtain clair, ses yeux bleus, sa peau de la plus pure blancheur,
    (...) (Etc.)

    (Casanova, Histoire de ma vie, 9.XI)