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Mes bouquins refermés - Page 46

  • Début et fin de la neige

    Cette nuit, je trouve parmi le rebut d’un grand magasin, dans le rayon des bonnes affaires, une photographie originale d’Y.B. Sous un encadrement de papier jaune, elle montre la terrasse d’un immeuble moderne, ouverte à droite sur un jour blanc et vide. La neige du titre n’est peut-être que le grain de l’image qui atténue les traits du carroyage et des barres, voile les murs et les vitres. Au fond, du linge a été mis à sécher et ses couleurs très pâles apparaissent peu à peu.

  • Le grand vide enfermé

    Cy Twombly a peint (ou, plus exactement, a fait peindre à son idée) le plafond de la salle des bronzes antiques au Louvre : un grand rectangle bleu ciel, vide, avec sur les bords des disques couleur de métal ou de terre (sphères, boucliers, jetons des Médicis, etc.) et, dans des cartouches, les noms d'artistes grecs anciens.

    Citons, à ce propos, Barthes ("Sagesse de l'art"), qui cite Valéry à propos de Twombly :

    Le Rectangle Rare renvoie de la sorte à deux civilisations : d'un côté au "vide" des compositions orientales, simplement accentué ici et là d'une calligraphie ; et de l'autre à un espace méditerranéen, qui est celui de Twombly ; curieusement, en effet, Valéry (encore lui) a bien rendu compte de cet espace rare, non à propos du ciel ou de la mer (à quoi on penserait d'abord), mais à propos des vieilles maisons méridionales : "ces grandes chambres du Midi, très bonnes pour une méditation - les meubles grands et perdus. Le grand vide  enfermé - où le temps ne compte pas. L'esprit veut peupler tout cela." Au fond les toiles de Twombly sont de grandes chambres méditerranéennes, chaudes et lumineuses, aux éléments perdus (rari) que l'esprit veut peupler.

  • Couleur d'aventurine

    Le jour de la Toussaint, dans la moment qu'après avoir entendu la messe j'allais monter dans une gondole pour retourner à Venise, j'ai rencontré une femme dans le goût de Laure qui après avoir laissé tomber à mes pieds une lettre passa en avant. Je la ramasse, et je vois la même femme qui, satisfaite de m'avoir vu la ramasser, va son chemin. La lettre était blanche, et cachetée à cire d'Espagne couleur de venturine. L'empreinte représentait un noeud coulant. A peine entré dans la gondole, je décachette, et lis ceci :
    "Une religieuse qui depuis deux mois et demi vous voit tous les jours de fête à son église, désire que vous la connaissiez.(...)"
    (Etc.)

    (Casanova, Histoire de ma vie, 4.I).

  • L'espace d'un instant, le temps d'une vie

    Une demi-heure escamotée :

    (Au retour d'une partie de plaisir, Donna Lucrezia et le jeune Casanova sont, pour la première fois, seuls ensemble dans la voiture qui les ramène).

    Combien de choses nous nous serions dites, avant de nous livrer à notre tendresse, si le temps n'avait pas été précieux ! Mais ne sachant que trop que nous n'avions qu'une demi-heure, nous devînmes dans une minute un seul individu. Aux faîtes du bonheur, et dans l'ivresse du contentement je me trouve surpris d'entendre sortir de la bouche de Donna Lucrezia les paroles : Ah ! Mon Dieu ! Que nous sommes malheureux ! Elle me repousse, elle se rajuste, le cocher s'arrête, et le laquais ouvre la portière.
    - Qu'est-il donc arrivé, lui dis-je, me remettant en état de décence.
    - Nous sommes chez nous.
    Toutes les fois que je me rappelle cet événement il me semble fabuleux, ou surnaturel. Il n'est pas possible de réduire le temps à rien, car ce fut moins qu'un instant, et les chevaux cependant étaient des rosses.

    (Casanova, Histoire de ma vie, 1.IX).

     

    Dans quarante ans d'ici :

    (Un peu plus tard, alors que Casanova a entrepris de faire carrière dans l'Eglise, il est mêlé malgré lui, en tiers, à une intrigue amoureuse.)

    Un jour ou deux après le Père Georgi me dit que la nouvelle du jour à Rome était l'enlèvement manqué de la fille de l'avocat Dalacqua ; et qu'on me faisait directeur de toute cette intrigue ; ce qui lui déplairait très fort. Je lui ai parlé comme j'avais parlé à Gama, et il montra de me croire ; mais il me dit que Rome n'aimait pas de savoir les choses comme elles étaient ; mais comme il lui paraissait qu'elle devait être.

    On sait, me dit-il, que vous alliez tous les matins chez Dalacqua ; on sait que le jeune homme allait souvent chez vous, et cela suffit. On ne veut pas savoir ce qui détruirait la calomnie, car on l'aime dans cette sainte cité. Votre innocence n'empêchera pas que cette histoire ne soit mise sur votre compte dans quarante ans d'ici entre les cardinaux dans un conclave à l'occasion qu'on vous proposerait pour être élu pape.

    (Casanova, Histoire de ma vie, 1.X).

  • La Tempête de Giorgione en 1909

    A ces grands noms de la Renaissance vénitienne, il faut joindre celui de Giorgione, mais Giorgione est assez mal représenté à Venise. Les fresques dont il décora la façade du Fondaco dei Tedeschi ont disparu. Il faut se contenter, pour l'admirer, de son Apollon et Daphné du Seminario Patriarcale, qui n'a rien de particulièrement admirable, et de sa Famille du peintre au Palais Giovanelli. Allons-y en quittant la Madonna dell'Orto où est inhumé Tintoret, non loin de la maison qu'il habita et qui existe encore. Nous sommes dans un des quartiers les plus solitaires de Venise et des plus pauvres. Ses rii mirent des façades décrépites et misérables dont la vétusté s'achève en une tristesse qui n'est pas sans charme. Le peu de vie qu'on rencontre là est populaire. Gagnons le campo dei Mori. Traversons le rio della Sensa et, par la Calle Lunga, arrivons à la fondamenta della Misericordia et à son rio pour atteindre l'église San Marziale et, de là, le rio del Trapolin et le rio di Santa Fosca. Entrons au Palais Giovanelli. Il n'a gardé de son ancienne décoration que sa salle de bal qu'ornent de claires compositions architecturales de Canaletto. Sur un chevalet s'offre le célèbre "quadro" de Giorgione. Je ne puis le regarder sans déception. Ce paysage disparate que meublent des fabriques, un pont, des débris de colonne antique, des arbres, une rivière ; cette sorte de berger debout dans un coin, cette femme assise à demi dévêtue, allaitant un enfant ! Cette pastorale de famille n'est guère émouvante, et j'aime mieux réserver mon admiration à l'admirable Fête champêtre du Louvre, dont la voluptueuse beauté exhale une si douce chaleur de beau jour d'été et où la lumière et la musique enveloppent de leur accord harmonieux d'opulentes formes féminines, oisives, sereines, nues, et faites pour l'amour.

    (Régnier - L'Altana ou la Vie vénitienne).

  • Dans cette douce ardeur du jour

    Dans cette douce ardeur du jour

    il n'est que de faibles rumeurs
    (marteaux que l'on croirait
    talons marchant sur des carreaux)
    en des lieux éloignés de l'air
    et la montagne est une meule

    Ah ! qu'elle flambe enfin
    avec l'ambre tombé à terre
    et le bois de luth des cloisons !

     

    (Ph Jaccottet Airs).

  • Eclaircie

    Paysage avec la Fuite en Egype, de Bruegel, à l'Institut Courtauld.

    A gauche Joseph entraîne le petit groupe vers les montagnes qui barrent le pays (Là-bas on traverse des abîmes sur un tronc abattu). Il se détache de dos sur l’obscurité de la pente, tirant le baudet raide et hirsute comme un arbre mort. Mais avant que l’ombre n’engloutisse les voyageurs, une éclaircie terrestre ouvre le monde. Sous un ciel d’aube, un long golfe d’espace et d’eau vient entourer Marie et l’Enfant sur l’âne. Un bleu doux et lumineux cerne le manteau, rouge et rond comme les baies qui mûrissent dans les buissons. Plus haut la mer touche au port ou à de longues plages, promettant un meilleur abord.