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Mes bouquins refermés - Page 44

  • Deux oreillers

    Deux fois l’usurier Gobsek entre chez les Restaud. Il pénètre dans la chambre de l’un ou de l’autre époux. Il y voit Madame de Restaud et l’empreinte qu’elle vient de laisser dans un oreiller.

    La première fois, madame de Restaud espère séduire l’usurier par le spectacle de son intimité dévoilée :

    Elle était vêtue d’un peignoir garni de ruches blanches comme neige et qui annonçait une dépense annuelle d’environ deux mille francs chez la blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirs s’échappaient en grosses boucles d’un joli madras négligemment noué sur sa tête à la manière des créoles. Son lit offrait le tableau d’un désordre produit sans doute par un sommeil agité. Un peintre aurait payé pour rester pendant quelques moments au milieu de cette scène. Sous des draperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleue, et dont les garnitures en dentelle se détachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’empreinte de formes indécises qui réveillaient l’imagination.

    Mais la seconde empreinte trahit  la noirceur du caractère de la belle comtesse. Madame de Restaud piétine le lit d’agonie de son époux, à la recherche de papiers qu’elle veut détruire.

    (Maître Derville raconte : ) A peine le comte était-il expiré, que sa femme avait forcé tous les tiroirs et le secrétaire, autour d’elle le tapis était couvert de débris, quelques meubles et plusieurs portefeuilles avaient été brisés, tout portait l’empreinte de ses mains hardies. Si d’abord ses recherches avaient été vaines, son attitude et son agitation me firent supposer qu’elle avait fini par découvrir les mystérieux papiers. Je jetai un coup-d’oeil sur le lit, et avec l’instinct que nous donne l’habitude des affaires, je devinai ce qui s’était passé. Le cadavre du comte se trouvait dans la ruelle du lit, presque en travers, le nez tourné vers les matelas, dédaigneusement jeté comme une des enveloppes de papier qui étaient à terre ; lui aussi n’était plus qu’une enveloppe. Ses membres raidis et inflexibles lui donnaient quelque chose de grotesquement horrible. Le mourant avait sans doute caché la contre-lettre sous son oreiller, comme pour la préserver de toute atteinte jusqu’à sa mort. La comtesse avait deviné la pensée de son mari, qui d’ailleurs semblait être écrite dans le dernier geste, dans la convulsion des doigts crochus. L’oreiller avait été jeté en bas du lit, le pied de la comtesse y était encore imprimé (...).

    (Balzac - Gobseck).

  • La conquête du monde

    C'était au cours des jours où Philippe assiégeait Thèbes que les Romains avaient été battus par Hannibal en Etrurie [A Trasimène, en juin -217], mais la nouvelle de leur défaite n'était pas encore parvenue en Grèce. (...)

    (Philippe V de Macédoine) était depuis peu arrivé à Némée et assistait aux épreuves d'athlétisme quand un courrier de Macédoine vint l'informer que les Romains avaient été vaincus dans une grande bataille et qu'Hannibal était maître du plat pays. Sur le moment, il ne montra la lettre qu'à Démétrios de Pharos, non sans lui recommander le silence. Le Pharien alors saisit la chance qui s'offrait à lui : il pressa le roi de se débarrasser au plus vite de la guerre contre les Aitoliens, pour consacrer ses soins aux affaires d'Illyrie et à des préparatifs de débarquement en Italie. Par toute la Grèce, lui assura-t-il, on était maintenant disposé à lui obéir et le resterait à l'avenir, puisque les Achaiens lui étaient, de leur plein gré, attachés, tandis que les Aitoliens, après ce qui leur était arrivé au cours de la guerre, étaient tout à fait démoralisés. Le débarquement en Italie serait, dit-il, un premier pas vers la conquête du monde, entreprise pour laquelle Philippe était plus qualifié que quiconque. Les Romains étaient abattus, c'était maintenant pour lui l'occasion ou jamais.

    (Polybe, Histoire V, 3 - trad. D Roussel).

     

  • Tour

    La Montée au Calvaire, de Bruegel, au Kunsthistorisches Museum de Vienne.

    Le paysage tourne autour d’une étrange pointe rocheuse; un moulin y est perché pour cueillir le vent, raccrochant l’axe de ses ailes au grand axe terrestre. Suivant le vaste cercle, la foule monte de la ville à la colline. Des habits rouges comme des bornes marquent sa progression. Au loin, avant de s’arrêter,  le mouvement paraît s’accélérer, ramassé par la perspective (Eilt ! Eilt ! — Wohin? — nach Golgatha!) ;  les hommes s’attroupent et dessinent un cercle vide (pareil à la roue du mât de cocagne, au premier plan). La terre a perdu sa végétation à mesure qu’elle s’élevait. Le ciel s’est assombri.  Sur le sommet chauve, deux croix sont dressées avec, entre elles, l’emplacement d’une troisième. Le Christ s’affaisse sous celle-là, ici, à mi-chemin.

    Au premier plan, à droite, un groupe entier échappe à l’universelle giration ; les habits, les poses, la taille des protagonistes, l’isolent comme une image ou un bloc sculpté ; il représente « l’évanouissement de la Vierge ». Mais, à l’exception des saints personnages et de quelques spectateurs postés sur les bords, tous les autres sont pris dans le flux général. Cependant, considéré à leur hauteur, ce mouvement est perdu dans la diversité des occupations ; ils ne comprennent pas l'événement : la vue se divise en détails. Des badauds s’amusent de l’arrestation d’un Simon de Cyrène récalcitrant. Un cocher s’est perché sur le brancard pour traverser un ruisseau (une flaque  reflète ses jambes étendues).  Les deux larrons sont menés dans la charrette (et des religieux leur présentent des crucifix car nous ne sommes pas à la première révolution de l’éternel calvaire).

  • Sans cesse

    Sans cesse le rêve et la vie mêlent leurs eaux, sans cesse cette confluence est une séduction qu’il est impossible de percer à jour, sans cesse il s’agit de retenir le rêve afin de pouvoir par là retenir la vie et sans cesse par là surgit la menace du danger de voir la vie se métamorphoser en rêve.

    (Broch – Hofmannsthal et son temps, trad. A Kohn).

  • Terraqué

    Au musée d’Orsay. Exposition de planches photographiques de Peter Henry Emerson, extraites de Life and Landscape on the Norfolk Broads [Vie et paysages dans les marais du Norfolk] (1886), ouvrage consacré à la région de l’East Anglia et à ses habitants.

    (Les rives sont incertaines, eaux et terres au même niveau.  Les hommes marchent et naviguent. Le photographe amphibie regarde le rivage depuis l’eau et son paysage a double horizon, limites du ciel et du marais (que les arbres effeuillés et les herbes hautes traversent). La terre est repoussée dans une étroite bande où la barque entre comme un coin. Les habitants des marais y moissonnent les roseaux avec de longues perches armées de faucilles. Ils fauchent les joncs, chassent les oiseaux, cueillent les nénuphars. Le soir le cuisinier fait fumer le chaudron devant sa maison sur le rivage pour que la vapeur courre sur l’eau comme une brume.)

  • Un masque double

    L'avers du masque forme l'empreinte d'un visage. Sa face est creuse comme son revers : le masque est double et deux personnes affrontées pourraient le porter en même temps. Creux et pleins s'arrangent comme si ces deux-là s'embrassaient.

  • Lumière au nord

    Une chose semble pourtant avoir échappé à l'attention des commentateurs : dans ce tableau d'un maître si renommé pour son naturalisme (La Vierge dans une église de Jan van Eyck, au musée de Berlin) (...), la lumière du soleil entre par le côté nord.

    Il n'existe pas dans toute la chrétienté de cathédrale gothique dotée d'une choeur à chapelles rayonnantes qui soit orientée vers l'ouest et non vers l'est. Et, s'il est hasardeux d'accuser le plus observateur des peintreset aussi l'un des plus éruditsd'une erreur d'échelle il serait presque sacrilège de l'accuser d'une faute contre la loi de la nature et contre l'usage ecclésiastique le plus familier. S'il a décidé d'inverser les lois de la nature, c'est qu'il avait une raison. Et cette raison est simplement que la lumière qu'il dépeint n'est pas destinée à figurer la lumière naturelle, mais la lumière surnaturelle, ou supra-essentielle, qui illumine la Cité de Dieu : la Lumière divine, sous les apparences de la lumière du jour. Chez Jan van Eyck, cette lumière, bien qu'indépendante des lois de l'astronomie, ne l'est pas des lois du symbolisme. Et la plus impérieuse des lois du symbolisme. Et la plus impérieuse de ces lois symboliquesinéluctable au point que, en cas de conflit, elle prend le pas sur toute autre signification symbolique, y compris celle du nord et du sudest le caractère positif de la droite, et le caractère négatif de la gauche.

    (Panofsky, Les Primitifs flamands)