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Projections - Page 2

  • Ecrit sur le vent

    Written on the wind, de Sirk.

    Un paradoxe trouble le mélodrame : il ne faut pas chercher les victimes parmi les braves gens, honnêtes, droits et dévoués ; ce sont les monstres qui souffrent et sont humains. Une bizarre anesthésie nous empêche de compatir aux douleurs de Mitch Wayne et de Lucy Moore. Elle cesse pour les Hartley, frère et soeur, richissimes héritiers du pétrole texan qui, apparemment, les persécutent mais que les deux souffre-douleur finiront par abattre. (Comme dans les romans de Henry James, la pureté s'avère quelquefois plus féroce que la dépravation).

  • La corde

    Rope, de Hitchcock.

    Comme on sait, le film donne l'illusion d'être fait d'un seul plan ou presque (la continuité visible à peine rayée par quelques coutures plus ou moins apparentes). Aucune ellipse, aucune accélération, ne viennent précipiter ou condenser le cours des faits que nous avons en permanence sous les yeux. La période de temps montrée est, selon cette convention, exactement égale à la durée de la projection. Or il faut bien constater que ce n'est pas le cas : la représentation est plus rapide que l'événement ; trois quarts d'heure de pellicule séparent l'arrivée des invités et leur départ ; mais la soirée n'a pas pu durer vraisemblablement moins de deux heures. Ici personne ne finit un verre, moins encore ne dépasse la première bouchée d'un plat.

    Philipp et Brandon tuent un ancien camarade d'université puis cachent le cadavre dans un coffre au milieu de l'appartement ; immédiatement après ils reçoivent les parents et la fiancée de la victime ; le coffre sert de buffet où sont posés les éléments du dîner. Le dispositif ressemble à un numéro de prestidigitation (dont l'enjeu reste la disparition du corps). Le plan-séquence est comme le boniment du magicien : tout se passe sous votre regard ! voyez, aucun artifice (ni trappe, ni double fond) ne permettra la substitution ! (mais plutôt ici, a contrario, l'apparition, la découverte).

  • Les promesses de l'ombre, de Cronenberg

    Nikolaï n'est au début que le "chauffeur" ou le "croque-mort" de l'organisation ; il finira par prendre la tête de du gang. Mais son dessein est plus vaste encore. Il est aussi un agent double travaillant à intégrer cette branche particulière de la maffia russe. Il est d'abord adoubé par le directoire de la chevalerie du crime (mais la cérémonie, sans être une imposture, est un piège), on le marque d'un tatouage spécial ; également nu, il est initié une seconde fois (selon un ordre supérieur) lors d'un combat inégal dans les entrailles d'un bain de vapeur (le surin remplace le poinçon du tatoueur). Vainqueur, la figure du héros ne cesse de grandir ; il vide de sens les codes grotesques du clan, il l'emporte sur les personnages ou les acteurs concurrents (le fils indigne, la sage-femme et mère). Il finit seul, sous le déguisement d'un parrain de la maffia, sans qu'on comprenne à quelle suprême manoeuvre il travaille.

  • Donne-moi tes yeux

    Donne-moi tes yeux, de Guitry.

    Paris 1943. Au Palais de Tokyo, une exposition d'art français moderne. Guitry, alias François Bressolles, sculpteur, nous fais visiter une salle particulière : y sont réunies des toiles de Manet, Corot, Cézanne, Monet... toutes de 1871. Au moment même où le pays est vaincu, son art triomphe. La défaite ne compromet pas cette autre victoire, essentielle. Que ce soit le cas aujourd'hui encore, nous l'allons montrer tout à l'heure. (Réjouissante familiarité de Guitry, non seulement avec les peintres contemporains, filmés sans façons lors d'un vernissage, mais avec les artistes français du dix-neuvième siècle et au-delà, dont les oeuvres décorent son appartement ;  comme cette Main de Rodin qu'il prend dans la sienne.)

    François fait la connaissance d'une jeune femme, Catherine, qui accepte de poser pour lui ("je vais vous faire en glaise"). Coup de foudre réciproque. Malgré les trente ans qui les séparent, ils vont se marier. Mais, dans le délai qu'il a imposé avant qu'elle donne sa réponse, François découvre qu'il est en train de perdre la vue. Il cache la vérité à Catherine et feint de la repousser. Comme Paris, François est plongé dans les ténèbres (admirable scène où les deux amants marchent à travers la ville sans lumières, dans le cercle d'une lampe de poche, ayant raté le dernier métro.) Mais sa muse finir par voir clair dans son jeu, elle vient le retrouver et accepte l'épreuve.

    (Paris au temps du marché noir. Une chanteuse de cabaret se voit proposer un cochon entier en échange de ses faveurs. "Dites à ce cochon que je ne veux pas de son porc, ou à ce porc que je ne veux pas de son cochon.")

  • Enroulements

    Le Voyageur de la Toussaint, de Louis Daquin.

    L'intrigue est compliquée et les personnages sont nombreux : heureusement les interprètes sont connus, les caractères qu'ils représentent ont déjà été fixés, ailleurs, au cours d'une longue carrière, et leur apparition suffit pour comprendre à qui on a affaire (comme si les rôles n'avaient pas été distribués pour un film mais pour toute une cinématographie). Leurs numéros restent bien courts sauf, dans la scène finale, la confession de la Veuve Eloi : droite, sans ciller, le regard dur et clair, bougeant à peine les lèvres, elle avoue son crime ; son fils est un voyou, un bon à rien, mais c'est pour lui qu'elle a tué ; elle sait tout cela et elle n'a pas de regrets et refuse de fuir. Après qu'elle a découragé toute réplique, les dernières images nous la montrent arrangeant un lot de ruban dans sa boutique : elle enroule lentement la bande puis, continuant d'une certaine façon le même mouvement, elle disparaît en montant l'escalier à vis au fond du magasin.

  • The informer

    The informer, de Ford

    Gylo Nolan dénonce aux Anglais un ancien camarade de l’armée secrète irlandaise.

    (Pendant l'arrestation, le fugitif est tué. Dans une très belle scène on le voit défendre l'entrée de la maison où il est réfugié. Il est à l'étage et tire sur les policiers qui se ruent dans l'escalier (de bas en haut). Puis se retournant, il tente de fuir par la fenêtre arrière (de haut en bas) alors que, devant lui, la cour se remplit d'hommes armés qui cernent les lieux.)

    Gylo rêvait de payer son passage en Amérique avec les vingt livres de la récompense. Au lieu de ça, cette nuit-là, il erre dans Dublin, semant son argent, passant d'un lieu fermé à un autre, s'échappant sans pouvoir sortir ; la rue elle-même (économe décor !) est close par le brouillard ou par la nuit. Gylo se saoule, va rendre visite au cadavre de son ami, régale toute une troupe de traîne-misère, se laisse emmener au bordel. Chaque billet extirpé de sa poche (et presque chaque pièce qui en tombe) provoque la stupeur ou la frénésie du petit peuple dublinois. A la fin, sans le sou, il est convoqué devant un tribunal clandestin.  Héros et coupable, Gylo a plus d’épaisseur que les personnages "positifs" du drame : sa bonne amie, prostituée, qui cherche à le sauver ou l’officier un peu pâle qui le condamne à mort. Il triomphe d'une certaine manière en mourant : criant à Dieu, dans l'église où il entre criblé de balles, qu'il a obtenu le pardon de la mère de l'homme dont il a causé la mort.

  • Le monde d'Apu

    Au cinéma, le monde d’Apu de Satyajit Ray.

    Dans les premières images, Apu prend congé de son professeur. Les deux vantaux de la porte s’ouvrent sur la lumière dehors éblouissante et une foule qui défile en criant.

    Apu sort dans le monde. Son début dans la vie va se jouer entre deux maisons : celle qu’il habite en ville, pauvre et moderne, et une autre à la campagne, belle et ancienne.
    - Chez Apu : c’est un piteux immeuble de Calcutta, au bord des voies de chemin de fer ; une seule pièce ouverte sur une terrasse et le sifflement des trains, en haut d’une cage d’escalier en béton nu ; il n’y a pas de vitres aux fenêtres ; pour les fermer, un linge troué ou des volets de bois (qu’Apu repousse sans se montrer, du bout des doigts, pour se cacher du voisin qui regarde)
    - Dans la famille de son ami : c’est loin à la campagne une riche demeure au-dessus du fleuve où passent des voiles silencieuses. Dans la grande maison, il y a de belles lampes et un superbe lit à colonnes en bois noir. La terrasse est couverte d’un portique ; la cour devant est fermée par une balustrade avec des piliers que surmonte chacun un boulet de pierre fiché sur une pointe.

    Apu est en visite dans cette seconde maison, chez son ami dont la sœur se marie. Ce jour-là, le futur arrive, en procession, dans une chaise à porteur : la caisse est posée à terre devant le seuil ; l’homme refuse d’en sortir, il reste prostré, il roule des yeux, arrache des morceaux de la coiffe nuptiale qu’il a dans les mains : de l’autre côté, par l’ouverture, le père, le beau-père, d’autres hommes viennent l’inviter à venir puis à la fin le tirent de force. Le jeune homme est fou ! la noce ne peut avoir lieu. Mais si le mariage n’a pas lieu à l’heure dite, la femme est maudite. Apu accepte de prendre la place.

    "Parti à un mariage, il revient avec la mariée". A Calcutta, les deux époux l’un derrière l’autre montent l’escalier sordide, presque en cachette. Elle marche derrière lui, silencieuse, les yeux baissés, toujours habillée depuis la noce comme une princesse. Dans la chambre, elle observe le triste paysage à travers le trou du rideau (que, vu de l’extérieur, son œil si beau vient fermer). A deux, la pauvre habitation devient un décor d’idylle.