Devant nous les profils échelonnés de montagnes, perpendiculaires à la côte. Chaque forme bleue se découpe contre le ciel, nette et sombre. Sous la ligne de crête, la couleur pâlit à mesure de la profondeur ; la base est brume. Plus haut un large banc de nuage arrêté par les montagnes marque un rivage incertain dans les hauteurs. Apparaît, sous-jacent, le métal de la mer, éblouissant au soleil. (Surface sans bord, image éclatante de l'illimité comme le profil des monts est la forme la plus pure de la ligne).
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Double rivage
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Marbre
A la descente des lignes d’écume apparaissent à la surface de la mer ; elles s’étendent au loin formant de longues stries parallèles, régulières comme les sillons d’un champ. Leur matière est inégale, prise comme les veines d’un marbre dans la masse de la mer ; le passage d’un navire fait sourdre une eau grise qui les efface.
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Intérieur
La maison, sans étage, est enfouie dans la pente parmi les immeubles de la rue Raynouard comme un vestige de la ville disparue. De ce côté-ci elle donne de plain-pied dans un petit jardin peu soigné ; de l’autre elle surplombe de trois niveaux une rue plus basse. L’intérieur, déshabité, refait à neuf, ne dit pas grand-chose de la vie de ses anciens occupants. Balzac a séjourné des années dans l’appartement du haut et a écrit ici plusieurs romans fameux. Le musée réunit quelques objets qui lui ont appartenu. Il y a surtout sa table de travail : elle est petite mais ses pieds entravés sont liés fastueusement par une barre en torsade (assis on doit être tenté de jouer avec) ; derrière, le fauteuil à haut dossier paraît trop grand pour la table, proportionné plutôt à la grosse tête sculptée par David d’Angers, qui est posée sur un socle élevé, debout contre le mur.
(Mais si l’esprit des lieux existe, il est avant tout fomenté par les gardiens : un par pièce (ou presque) dans les cinq salles exiguës, ils occupent tout l'espace. On entend des éclats de voix. L’un d’eux semble fou de colère ; maintenant il se tait et se carre au milieu d’une pièce ; de l’autre côté du mur, ses collègues indolents ou contrits.)
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Lumières
Difficile de ne pas penser, devant ces grands ensembles serrés de tours et les rivages remblayés qui leur servent de parvis et d'assise, aux bancs de corail augmentés peu à peu par l'agglomération d'alvéoles et aux îles qu'ils finissent par former. A Macao la superficie ancienne a doublé par l'acquisition de terrains gagnés sur la mer et le relief naturel (couronné d'un fortin ou d'un phare colonial) est dépassé par les masses gigantesques et creuses des casinos en construction derrière lesquelles il disparaît. La puissance presque magique d'une frontière (et de la législation des jeux d'argent), à l'intérieur des limites qu'elle trace, ensevelit la terre, fait reculer les eaux et engendre ces rochers de béton vitré.
(Et encore : mêmes couleurs éclatantes, là sous-marines, ici nocturnes. Mais c'est à l'heure du bref crépuscule que la beauté du rivage urbain de Hong-Kong est la plus grande : quand le jour et les lumières intérieures, fabriquées, s'égalisent. Les formes colossales, à peine tracées, arrangent des reflets aériens. Les vitres sont comme la brume. Leur pailletage flotte dans l'espace).
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Hong-Kong
Hong-Kong et les îles qui en escortent l'entrée, tout cela est si petit à présent derrière nous qu'on le mettrait dans sa poche.
Mais on peut encore voir tous les détails parfaitement quand on les regarde avec la lunette d'approche.
Les choses ne cessent pas d'exister parce que nous les laissons en arrière,
Et Lamock tourne toujours dans la nuit derrière nous cependant que nous entrons dans le périmètre des Frères.
Il y a soixante-dix milles d'Oksen à Chapel Island, ainsi nommée à cause de la forme de sa motte,
Le triple éclat de Dodd's Island nous livre un long regard de Turnabout,
Et, si bas qu'on le mêle à ces étoiles sinistres qui se couchent à deux heures du matin,
J'ai vu de nouveau, avec un serrement de coeur, à ma gauche un moment apparaître le feu des Chiens.
Allons dormir d'un sommeil avec la mer approprié au travail tranquille de la machine.
Cette nuit pour la dernière fois jusqu'au matin je m'en vais coucher avec la Chine.
Les choses n'ont pas cessé d'exister derrière nous parce que nous passons ailleurs.
(...)(Claudel - préface à Connaissance de l'Est)
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Condensation
A la descente, on traverse les nuages. Dans la grisaille, sous leur ventre, la couleur se condense, apparaît bleue, piquée de blanc : c’est la mer.
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Faux lever de Vénus
Il fait encore nuit, la masse des nuages et la terre sont également sombres, mais, entre elles, à l'est, l'aube (la couleur lumineuse de l'aube) colore un ciel limpide (si bien que, de l'horizon à nous, le monde semble le verre d'une lampe inversée : au centre l'espace est l'épaisseur du cristal, la lumière brûle à la circonférence). C'est alors qu'un astre brillant se lève à l'orient, si brillant et si large que je crois voir la planète Vénus. Mais après s'être élevé rapidement, le point lumineux, arrivé à mi-distance du sol et des nuages, s'éteint et disparaît. Ni obstacle interposé, ni éblouissement : l'astre ne doit apparemment qu'à lui même son extinction, qui ne vient que de lui et ne concerne que lui.