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Diversion - Page 2

  • Endymion

    Il fait nuit. Notre aéronef passe dans les ténèbres, à mi-chemin de l'obscurité de la terre et de celle du ciel ; l'une, l'inférieure, est close mais l'autre est ouverte et humide comme un gouffre, où les étoiles sombrent. Au sol les agglomérations s'arrangent en éclats, semblables à des traces de coup dans une vitre ; ce sont les impacts de l'ombre tombée sur la terre. Leurs lignes enchevêtrées sont discontinues, faites de points brillants qu'on pourrait compter ; car le lampadaire de l'éclairage public représente ici, au centre du halo, l'élément dénombrable de l'organisation humaine. Cependant le reflet blanc de la lune, écartant le feuillage nocturne, court dans le réseau lumineux et fait voir aux interstices, entre les grains de lumière orange, le bain d'une eau noire amie à l'astre vague.

  • Suspens

    Avant la fin de la nuit, dans la lumière de l'aube, il y a un grand quart d'heure où la terre délaisse son immobile planéité. Les vallées sombrent, les collines s'élèvent. La plaine est agitée par une houle fort lente. Sur les sommets, au-dessus des ravins, comme l'écume à la crête des vagues, les bois tremblent et font aller et venir dans la bonace les dernières feuilles à l'extrémité de leurs branches. Au profond de l'ombre, l'eau, que la dénivellation excite, coule plus rapide et brille ; les deux rives augmentées étreignent les nuages et refoulent vers l'amont un épais brouillard. Tout gonfle, et les couches basses de l'atmosphère et les limites supérieures du sol s'étagent plus hardiment dans l'épaisseur, se disjoignent et s'intercalent, semblables à la rêverie et au rêve du dormeur à demi réveillé. 

  • Noël

    On survole avant l'atterrissage, dans ces semaines de décembre, les lotissements habituels, crépusculaires et mornes, absolument déserts. Seule, parmi les maisons identiques, une que l'ennui a rendue folle, clignotante et enguirlandée, allume toutes ses loupiotes comme une machine au dernier degré de l'alarme.

  • Milan, ville chinoise

    Milan est le type de la fourmilière. Telle est donc sa ressemblance aux villes de la Chine ; et ce n'est pas sans raison, j'imagine, qu'elle est l'entrepôt des cocons et le marché de la soie

    (Suarès, Voyages du Condottière)

     

    (Non, Milan n'est pas la plus chinoise des villes d'Europe parce qu'elle serait bruyante et populeuse ; ou parce qu'elle s'étend par anneaux concentriques dans la plaine, chaque addition ceinturée par un circuit de boulevards ; ou parce que, comme Pékin encore, elle n'a pas de fleuve mais des canaux ; ou que le château ducal forme au Nord un vaste quadrilatère vaguement semblable à la Cité interdite (mais percé de toute part) ; ou que la tour du Filarète s'y élève avec les décrochements d'une pagode ; ou que les armes des Visconti et des Sforza portent un dragon (qui engloutit un enfant) ; non, si Milan est indubitablement la plus chinoise des villes d'Europe (oublions les vers à soie), elle l'est à cause de son nom : Milan, Mediolanum, la ville du milieu, comme l'Empire ainsi désigné, et pareillement déterminée par sa position).

  • La Chine

    (Par Vila-Matas et son Paris ne finit jamais, je lis l'article de Roland Barthes "Alors, la Chine ?", paru dans Le Monde du 24 mai 1974,  qui rend compte du séjour dans le pays "avec le groupe Tel Quel". C'est un petit chef-d'oeuvre d'incongruité ; ce pourrait être la relation écrite par le professeur Tournesol à son retour de Bordurie. Le passage sur le thé et la campagne semble avoir été recopié de Bouvard et Pécuchet ou été composé en vue de son inclusion dans le Dictionnaire de la bêtise.)

    Hormis ses palais anciens, ses affiches, ses ballets d'enfants et son Premier Mai, la Chine n'est pas coloriée. La campagne (du moins celle que nous avons vue, qui n'est pas celle de l'ancienne peinture) est plate ; aucun objet historique ne la rompt (ni clochers, ni manoirs) ; au loin, deux buffles gris, un tracteur, des champs réguliers, mais asymétriques, un groupe de travailleurs en bleu, c'est tout. Le reste, à l'infini, est beige (teinté de rose) ou vert tendre (le blé, le riz) ; parfois, mais toujours pâles, des nappes de colza jaune ou de cette fleur mauve qui sert, paraît-il, d'entrais. Nul dépaysement.

    Le thé vert est fade ; servi en toute occasion, renouvelé régulièrement (etc.)

  • Les eaux de Courances

    On entre dans le domaine par la petite porte mais, tout de suite après la maison du gardien, on rejoint l’allée d’honneur à son départ, juste derrière la grille fermée. De part et d’autre mais à bonne distance (de façon à ne pas déborder la vue sur le château) des arbres d’alignement ont été plantés (en 1782, nous dit-on), sur une file à droite et deux à gauche. Ces platanes sont montés très haut, à proportion maintenant avec l’élévation de la façade.  L’ensemble ouvre un vaste réservoir, perméable à l’air et à la lumière, devant le corps de logis brique et pierre, coiffé d'ardoise (le vent bruit dans les feuilles et un jour traversant éclaire de l’intérieur les petits carreaux des croisées). En approchant on découvre encore dans l'intervalle les douves et le canal perpendiculaire ; avec eux, un troisième élément mêle ses reflets aux jeux aériens. L'eau provient des nombreuses sources qui percent dans le parc. Leur onde filtre ou tombe dans les bassins également transparents (les plantes montent comme des arbres dans le bain limpide).  C’est ici le secret de Courances : la palpitation de cette eau courante qui passe et fait battre l’espace. Elle naît, là-bas tout au fond du parc, dans le sous-bois, derrière le rond d’eau qui termine la perspective : on la voit sourdre dans son trou faisant danser le sable.

  • Altitudes du temps

    A mesure que l'avion s'élève, le temps ralentit, le pays survolé s'éternise.  Les villes sont vides ; entre elles, les routes tirent des lignes, tracent des boucles mais l’étendue reste sans parcours. L’érosion infinie a rendu la terre aussi plane que la mer. Dans l’estuaire étale, la lente décantation du sable a tissé un merveilleux voile, avec des gradations infimes des profondeurs à la lumière ; des volutes marquent à chaque pile du pont la trace des courants morts. Sur le rivage, toutes les éoliennes font relâche, le ressac s’avère chose peinte ; des accents blancs et brefs ponctuent les eaux ocellées et immobiles (chaque œil était une vague). L’avion descend, les pales se remettent à tourner, les vaguelettes dansent, les trafics se dénouent, un chien court dans l'herbe, un cycliste suspend son effort, coule un regard le long de sa jambe et jette un coup d’œil en arrière. – La cheminée d’usine formait avec sa fumée un seul corps stable, mi tubulure mi coton. Et la lourde péniche appuyée dans l'eau, enfoncée dans sa glu, fixait à son pied le sillage négatif, inerte comme une ombre.