Aux confins de l’Ombrie, de la Toscane et des Marches, à Sansepolcro (patrie du peintre), à Monterchi, à Arezzo et à Urbin, on peut voir quelques-unes des œuvres de Piero della Francesca et ce petit nombre suffit à constituer une part importante de l’ensemble de celles qui ont survécu. A tort ou à raison s’établit, pour le visiteur, entre le peintre et le territoire un rapport semblable à celui qui lie Giovanni Bellini à Venise ou le Greco à Tolède : on croit retrouver dans la chose peinte la lumière ou le décor extérieurs, contigus, qui l’ont inspirée ; et inversement, et plus sûrement, la représentation (éclatante, spéciale) gagne sur l’image du pays traversé (les collines à l’approche d’Urbin sont blanches et vert sombre, les crêtes ravinées, comme dans le tableau ; et le paysage limpide de la Victoire de Constantin se surimpose à la haute vallée du Tibre, pays plat encombré de routes et de hangars, et à son fleuve asséché).
Autre temps - Page 2
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Territoire du peintre
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Image d'Italie
Ces villes, comme ailleurs, ont en général beaucoup grandi à l’époque contemporaine mais leur position en hauteur les a séparées de leurs faubourgs. Le cœur est monté sur un socle dont il semble occuper tout l’espace, avec son réseau de rues et de places, les volumes de ses palais et de ses églises, conservés depuis quatre siècles (c’est le contraire de l’enfouissement archéologique, ici le plus ancien s’élève, comme un noyau de roches dures dégagé par l’érosion). Quand on voit ces villes de loin ou quand on les découvre tout entières depuis leur faîte, la distance, les plis du terrains, ravalent l’agglomération ultérieure ; elles apparaissent circonscrites, compactes, plantées de tours et de clochers, assises dans la campagne, retranchées d’elle, rappelant les images-symboles qui les figurent dans les œuvres des maîtres anciens (telle Arezzo dans la fresque de Giotto à Assise ou dans l’Invention de la croix de Piero).
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Thoor Ballylee
(La tour ne commande pas à un vaste territoire. Elle se dresse dans un pays de bocage et de médiocres collines, dans un creux limité par les arbres, au bord d’une rivière étale. C’est un retranchement, pas un poste avancé ou l’affût d’un guetteur. Son utilité passée ne renvoie pas à une guerre publique, à des combats d’armées régulières ; plutôt les attaques d’une guérilla et les violences de voisinage. Le cottage à son pied a été réaménagé pour abriter la réception et la boutique de souvenirs (où, comme presque partout en Irlande, bimbeloteries et littérature se côtoient sur les présentoirs). La tour, avec ses quelques grandes salles nues, est telle qu’elle a été arrangée et habitée par Yeats. Leur image fait partie de ses poèmes (des extraits sont placardés au mur ou résonnent dans les hauts-parleurs ; combustibles et soufflet pour un feu qui ne peut pas prendre). Le temps est à la pluie. Règne un parfum humide de maison désertée. L’escalier étroit s’élève en tournant dans la pierre, jusqu’à l’air libre. Il est éclairé par des meurtrières avec, dans les ouvertures, des restes de nids décomposés, des plumes mouillées.)
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Dun Aonghasa
L’île est tout en longueur. Elle a la forme d’un plateau incliné qui s’abaisse en face de la grande terre. C’est là qu’on aborde. Il y a quelques milliers d’années, un fort a été construit dans le haut de l’île. Les murailles ne sont pas très différentes (un peu plus hautes, un peu plus solides) des enclos de pierre qui entourent les champs ailleurs dans le pays. Elles forment des lignes concentriques mais aucun des cercles n’est complet : la fermeture de l’enceinte est faite par le vide. Chaque mur successif embrasse le sommet de la falaise et le précipice qui surplombe la mer. La place centrale, libre et arasée, est ouverte sur l’océan comme la plate-forme d’une tour. On franchit facilement les différentes portes, on entre dans le cœur des fortifications, puis, avant de rebrousser chemin, on approche prudemment du bord pour considérer le dernier seuil (à revers) qu’aucun garde-fou ne barre.
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La chambre de Hopkins
I wake and feel the fell of dark, not day.
What hours, O what black hours we have spent
This night! what sights you, heart, saw; ways you went!
And more must, in yet longer light’s delay.With witness I speak this. But where I say
Hours I mean years, mean life. And my lament
Is cries countless, cries like dead letters sent
To dearest him that lives alas! away.I am gall, I am heartburn. God’s most deep decree
Bitter would have me taste: my taste was me;
Bones built in me, flesh filled, blood brimmed the curse.Selfyeast of spirit a dull dough sours. I see
The lost are like this, and their scourge to be
As I am mine, their sweating selves; but worse.----------------------------------------------------------------------------------------------------------
(Sur la foi de trois lignes lues dans un guide, on entre sans presque rien en savoir dans ces maisons, qui se visitent. Selon le prospectus, elles témoignent de la relative splendeur que la ville a connue au dix-huitième siècle. Il y a là de beaux décors de stucs mis en place par des Italiens et par les artistes locaux qui ont pris leur suite : des guirlandes, des oiseaux, les muses. Les salles ont été méticuleusement restaurées ; les transformations quelquefois importantes faites depuis leur création y ont été dans la mesure du possible renversées. Dans certains cas, un fragment de moulure, un échantillon de peinture, conservés derrière une plinthe ou une nouvelle tapisserie ont permis de reconstituer l'aspect originel. D’autres fois de raisonnables hypothèses pallient l’absence de traces et de documents. Quand l’état le plus ancien ne pouvait plus être rendu, il a été choisi pour certaines pièces de restituer un aménagement ultérieur, du dix-neuvième. C’est de cette époque-là que datent cette porte dérobée et les quelques marches qui font communiquer entre elles les deux maisons. On apprend alors, en changeant de bâtiment, que les lieux ont vu la création l’Université catholique d’Irlande (à qui elles appartiennent toujours), qu’elles ont servi pour l’enseignement. (Combien l’exiguïté de ces demeures privées se démarque de la grandeur publique des édifices de Trinity College !) Le guide nous fait quitter l’étage noble et monter un escalier de service, en colimaçon. Il nous montre une ancienne salle de classe : la peinture brune, les files de pupitres rangées devant une estrade ; les voilà recréées "telles que Joyce a pu les connaître". De l’autre côté du couloir, on entre dans une pauvre chambre. Le seul luxe est la grande fenêtre qui donne sur le jardin. "Il y a une photographie connue de Joyce prise, là-bas, sous cet arbre jaune." Mais c’est ici la chambre de Gerard Manley Hopkins. Elle a été rétablie, semble-t-il, avec la même exactitude que les pièces d’apparat ; la richesse de la restauration contraste avec l’indigence des matières et du mobilier : le papier peint "le plus ordinaire", la petite table, la soutane pendue au mur, le pot de chambre sous le chevet, le lit de fer. Le guide (chétif, pâli, l’air d’en savoir plus long qu’il n’en dit) nous assure s’y être allongé ; c’est assez inconfortable.)
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La Grande Terrasse
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Cae o cayó. La lluvia es una cosa
Que sin duda sucede en el pasado.La pluie est chose qui assurément a lieu dans le passé, dit Borges. La promenade sur la Grande Terrasse de Saint-Germain se déroule, elle, pour une bonne part, dans le futur. A chaque instant, nous avons sous les yeux la place où nous passerons. Nous voyons l'étape prochaine et la suivante, identiques, échelonnées jusqu'au lointain bosquet final. L'esplanade est bâtie sur le bord du plateau comme un quai, d'une seule volée, rectiligne, allant du parc jusqu'au bastion couronné. D'un côté, la forêt et le mur qu'elle déborde suivent lentement les ondulations du terrain naturel ; de l'autre, s'ouvre l'espace que parcourt, bien en contrebas, le fleuve à l'écoulement invisible. Car, peu à peu, le futur anticipé se réduit et trouve son terme ; la terrasse s'élargit et finit au-dessus d'un ravin ; le chemin fait demi-tour en longeant par l'extérieur des arbres rangés en rond. Les branches taillées et jointes tracent un cercle vide.
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1498+400+100+9
Au seul souci de voyager
-- Ce salut va, le messager
Du temps, cap que ta poupe double(Pour commencer l'année, voilà presque le début d'un sonnet de Mallarmé, sans doute le dernier qu'il écrivit. Il a été publié à l'occasion d'un hommage à Vasco de Gama pour le quatrième centenaire de l'arrivée du navigateur portugais en Inde.
Car nous étions hier soir à Lisbonne sur le site de l'exposition universelle de 1998 qui a fêté le même événement, un siècle plus tard. Le parc monumental est quasi désert. Les grandes architectures sont debout, blanches, au bord de l'eau noire. En aval du pont sur le Tage avec sa guirlande de lampadaires, la Mer de Paille, basse, est noire comme de l'encre, comme la vase du rivage. L'eau et la vase brillaient sous la pleine lune ; le reflet semblait un commentaire à tout cela, rappelant le poème et sa conclusion, le )
Sourire du pâle Vasco.