(souvenir obscur)
On arrive tard. Le crépuscule a commencé. Les promeneurs du dimanche prennent le chemin du retour ; nous, on va vers le parc, à contre-courant. La foule chinoise remplit la rue. Sur les étals et, derrière, dans les boutiques, il y a des choses à manger ou d'autres à comparer, à vanter, à négocier. Elles ne sont pas pour nous qui sommes étrangers, incompréhensibles, sans appétit. Le flot des têtes noires est comme la nuit qui tombe : au-delà, dans le parc, le mouvement est le même et semble inépuisable parmi les sentiers, la terre ravinée, les racines. Ils descendent ; on continue de monter. A la nuit noire seulement on fera demi-tour.
Autre temps - Page 5
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Parc des collines parfumées
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Rien à montrer
Certains « sites célèbres » et anciens de Chine ressemblent à leur nom, au pittoresque un peu creux. C'est peut-être le résultat d'une exploitation excessive : trop de monde a depuis longtemps chassé le charme des lieux. (Telle une formule poétique depuis des siècles répétée et reprise mille fois perd toute sa saveur - supposons qu'elle en avait une à l'origine). Les visiteurs continuent de venir non pour le plaisir qu'ils prennent à leur promenade mais obéissant à une tradition vénérable. Il n'y a rien à voir (et cette note se réduit à ce commentaire).
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Deuxième visite au Temple de Confucius
Pas de photos et faute de cartes postales, des phrases :
- grandes plaques de pierre grise, dressées sur des socles, alignées dans la première cour. Paraissent parfaitement lisses. Mais de près l’œil perçoit des caractères gravés. Ils sont groupés par mots verticaux. Les mots régulièrement disposés à travers la surface, lavés par les éléments, s'effacent. Incompréhensible pour moi, chaque idéogramme est un grouillement isolé de traits minuscules. Semble un fossile dans l'épiderme minéral, les radicelles d'une plante disparue. Il y a là (ou il y avait), paraît-il, le nom des « cinquante-et-un mille six cents vingt-quatre lettrés reçus aux examens impériaux depuis la dynastie Yuan jusqu'à la fin des Qing ».
- cyprès plusieurs fois centenaires ; leur feuillage est peu de choses contre le bois épais des troncs et des branches tordues. L'autre fois, c'était le mois de mai : des arbres, en fleurs, portaient des grappes violettes. Cette année le temple est en travaux. Mais le chantier ne ressemble pas à ceux ailleurs dans la ville. Là-bas un travail ininterrompu (on fait le ferraillage le jour ; la nuit on coule le béton) monte des tours à la place des quartiers anciens et sans étage. Ici aucune activité. Tubulures rouillées, étais, bâches, meubles d'époque Mao les pieds en l'air. N'indiquent aucune rénovation. Se suffisent à eux-mêmes comme le signe de la désuétude. Les édifices principaux sont condamnés. Je ne reverrai pas la grande salle vide « couleur de l'obscurité », les piliers « revêtus d'une laque écarlate » et la stèle avec le « nom lisible » qu'aucune bouche ne profère. Sur le parvis les ouvriers ou des gosses jouent avec une planche à roulettes.
- les autres, je ne sais pas s'ils sont davantage les habitants du lieu ou ses gardiens. La dame pipi effondrée sur sa chaise dort contre le mur. Un homme rince des tasses dans les lavabos. -
Un souvenir lointain
La première fois que je suis venu ici, ça devait être il y a plus de vingt-cinq ans. Je me rappelle avoir été fasciné par le paysage tout au bout du Grand Canal. Une pelouse en pente, au fond de la perspective, encadrée par des peupliers d'Italie, sous un horizon et un ciel aussi élémentaires qu'une toile peinte. Pour un enfant de huit ans, le Parc avait des proportions gigantesques comme si le canal s'étendait à travers des contrées inexplorées, cachées par les grands arbres, et se terminait dans une province étrange, très très loin, en même temps inconnue et visible. Il y avait un chemin d'ici à là-bas, au moins une ligne droite comme le regard au-dessus de l'eau. Et je comprenais déjà sans doute que l'extraordinaire de cette région ne venait pas de « caractéristiques ignorées de son sol, de son air ou de son organisation », mais simplement de la distance. Que j'aimais non pas le pays lointain, mais le pays dans l'éloignement. (Ce souvenir est peut-être une invention, rêvée plus tard, maintenant indiscernable, aussi éloignée dans le temps que cette région paraissait dans l'espace.)
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Rêve / reflets
Marche le long du canal, avec le soleil bas. La tête est un poing serré, l'eau comme une main ouverte.
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En rade
Le train s'arrête. On ne sait pas quand il repart. Le jour finira avant le voyage. Alternative : quitter la gare intermédiaire par des chemins plus obscurs que la nuit qui tombe (un bus ; une ligne de tram passe là-bas ; au bout le terminus du métro) ou attendre que la voie rouvre. C'est la saison. Nouée avec le vert et le jaune, il y a dans le talus une couleur qui hier n'existait pas. Rouge brillant comme l'heure deux fois crépusculaire.
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Le miroir de la mer
Au milieu exact de ma promenade je fais demi-tour. Sur le sentier côtier le compte des allers et le compte des retours toujours exactement s'équilibrent. J'ai laissé à main droite, je trouverai à main gauche, le raz périlleux entre l'île et la rive où les courants adverses luttent dans la mer – et sourdent inconciliables l’œil d'eau étale, le hérissement du ressac.