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  • La Forza del Destino

    A l’opéra Bastille.

    (Les amants sont séparés dès la fin de la première scène, qui apparaît ici comme prologue car le metteur en scène a choisi de la donner avant l’ouverture. Après avoir enjambé le balcon des Calatrava, chacun part de son côté et va faire comme il peut son salut : Leonora chez les moines, Alvaro sur les champs de bataille. Entre eux s’étend le monde tel qu’on le voit au théâtre : la foule est versatile,  la géographie raccourcie,  hispano-italienne, et l’histoire circulaire, Guerres d’Italie et Risorgimento ensemble. Lenonora la première atteint la stase qui lui convient ; son arrivée dans un ermitage, où elle restera cachée, est digne d’un couronnement de la Vierge. Alvaro manque de mourir d’une mauvaise balle. Mais, infatigable à la tâche, le frère pointilleux de Leonora est venu le chercher et le pousse, pour ainsi dire, du bout de l’épée, jusqu’au désert où Leonora languit. Dans une formidable compression, la musique signale que le coup suspendu au premier acte va pouvoir être donné : Leonora est tuée ; Alvaro constate qu’il est seul.)  

  • Der Abschied

    Le dernier recueil d'Yves Bonnefoy, L'Heure présente, comprend une série d'hommages ou de paraphrases qui sont autant de notes en bas de page pour une oeuvre qui s'achève. Parmi celles-ci, dans la section "Pour mieux comprendre", la pièce "Il descend de cheval" renvoie au classique chinois de Wang Wei "Adieu"... ou sans doute à l'adaptation de celui-ci que Mahler a mise en musique et qui conclut son Lied von der Erde

    C'est peut-être la preuve qu'il n'est pas vain de chercher dans l'oeuvre de Bonnefoy des échos de "l'Abschied" de Mahler.  Je pense au long et beau poème qui ouvre Ce qui fut sans lumière : ici, comme là, le passage dans le cours du texte à la troisième personne (liée chez Mahler à la soudure des textes qu'il utilise et au début, justement, de la pièce de Wang Wei) ; le redoublement "Je vais" (comme le "Ich gehe" du chant) ; l'adresse à la terre ; ce mot "adieu" qui sonne ; et, aussi, la flûte qu'on entend dans les deux derniers vers :

    ...Et résonne encore la flûte
    Dans la fumée des choses transparentes.

    Mais, ici, ce n'est plus le crépuscule, il fait nuit. L'adieu, il semble qu'il a été donné à la terre elle-même ;  et le poète n'en possède plus que le souvenir, dans la répétition du rêve.

  • Appareillage

    Je parcours l'étage noble de la grande maison. Dans la troisième pièce de façade, j'essaie d'ouvrir la fenêtre, dont les volets sont clos. Un gardien est assis dans un angle, presque caché par l'ombre. Cette fenêtre est condamnée. Il montre la courroie qui retient les battants ; ils iraient sinon donner contre ce meuble délicat, menaceraient ce fétiche très précieux. Suivez-moi : nous traversons l'enfilade jusqu'à la première salle.  Ici la haute croisée et les persiennes sont vite repoussées. Le petit jardin, triangle, domine le rivage ; un grand rocher jaune à tête de clou est planté dans les flots bleu outremer. Le palais en surplomb s'avance loin vers le large comme une étrave. Quelqu'un a renversé une tasse dont le contenu est tombé très en contrebas : je vois le fil de lait renfermé dans les veines du marbre de la mer.

  • Messaline

    Puisque ce jour a lassé Messaline… Puisque ce jour a lassé Messaline… Puisque ce jour a lassé Messaline… Dans le demi-sommeil, je ne parviens pas à me débarrasser d’un vers du Madrigal de Jarry. De temps à autre, le précédent s’intercale : Il est si grand de venir le dernier / Puisque ce jour a lassé Messaline.

  • Bartok

    Au théâtre des Champs-Elysées, Musique pour cordes, percussions et célesta et le Château de Barbe-Bleue.

    (Le meilleur de la Musique pour cordes, etc. est dans son troisième mouvement : le silence est la cime. C’est un de ces nocturnes de Bartok caractéristique par son climat d’hyperesthésie : à la tombée de la nuit l’étendue sonore s’ouvre à des phénomènes que le jour assimilait au silence. Ainsi le tic-tac d’une horloge ou la goutte d’un robinet résonnent dans la maison endormie, et le glouglou des sources emplit le théâtre au début du deuxième acte de Tristan. Selon le temps ralenti, une faune inconnue déploie ses longs élytres. Le sol ou l’eau vibre doucement. Le chant innomé de l’oiseau xylophone a retenti. L’astre célesta rayonne.)

  • Ministres de 1814

    En 1814, l'homme gangrené qui possédait la confiance du roi, donna à la France les ministres les plus plaisants qu'elle eût vus depuis longtemps. L'intérieur, par exemple, fut confié à un homme plus aimable à lui seul que tous les ministres un peu rudes de Napoléon, mais qui croyait fermement qu'habiter l'hôtel du ministre de l'intérieur et y dîner, c'était être ministre de l'intérieur. (...) Le roi, dans sa profonde sagesse, gémissait de l'inaction de ses ministres. Il sentait tellement la pauvreté de leur esprit qu'il se fit acheter par l'un d'eux une Biographie moderne et ne nommait à aucune place sans consulter l'article du libraire.

    (Stendhal, Vie de Napoléon).

  • Le loto de l'impératrice

    Le cercle commença à huit heures à Saint-Cloud et se trouva composé, outre l'empereur et l'impératrice, de sept dames et de MM. de Ségur, de Montesquiou et de Beauharnais. Les sept dames, dans une assez petite pièce et en très grand habit de cour, étaient rangées contre le mur, l'empereur auprès d'une petite table regardant des papiers. Au bout d'un quart d'heure de profond silence il se leva et dit : "Je suis las de travailler ; qu'on fasse entrer Costaz ; je verrai les plans des palais."

    Le baron Costaz, le plus boursouflé des hommes, entre avec des plans sous le bras. L'empereur se fait expliquer les dépenses à faire l'année suivante à Fontainebleau qu'il voulait achever en cinq ans. Il lit d'abord le projet, s'interrompant pour faire des observations à M.Costaz. Il ne trouve pas justes les calculs de remblais qu'a faits celui-ci pour un étang qu'on voulait combler. Le voilà qui se met à faire des calculs sur la marge du rapport ; il oublie de mettre du sable sur ses chiffres ; il les efface et se barbouille. Il se trompe ; M. Costaz lui rappelle les sommes de mémoire. Pendant ce temps, deux ou trois fois, il se tourne vers l'impératrice : "Hé bien, ces dames ne disent rien !" Alors on chuchote deux ou trois mots à voix très basse sur les talents universels de Sa Majesté, et le silence le plus profond recommence. Trois quarts d'heure se passent, l'empereur se retourne encore : "Mais ces dames ne disent rien ; ma chère amie, demande un loto." L'on sonne ; le loto arrive ; l'empereur continue à calculer. Il s'est fait donner une feuille de papier blanc et a recommencé tous les calculs. De temps en temps, sa vivacité l'emporte ; il se trompe et se fâche. Dans ces moments difficiles, un des hommes qui tirent les numéros du sac baisse encore plus la voix. Sa voix n'est plus qu'un remuement de lèvres. A peine les dames qui l'entourent peuvent deviner les numéros qu'il appelle. Enfin dix heures sonnent ; le triste loto est interrompu et la soirée finit.

    (Stendhal, Vie de Napoléon)