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  • Adoration

    Au musée du Louvre : Le Christ en croix adoré par deux donateurs, du Greco.

    (Ne dirait-on pas, à voir ce tableau, que chez le Greco l'âme humaine se manifeste dans le coin de l'oeil, quand le regard s'élève vers le ciel ? C'est là qu'elle réside, au point de rencontre entre la circonférence convexe du globe occulaire et le creusement concave de l'orbite, dans le renfoncement de la forte arrête nasale et du front aveugle. Ici l'humide jointure des yeux touche à la matière obscure et centripète du crâne ; l'affût éperdu de la lumière perce le dur entêtement.) 

  • Une représentation de Tannhaüser

    J'assiste à une représentation de Tannhaüser à l'opéra Bastille. Mais je quitte le fauteuil que j'occupe, à côté de deux ou trois amis, pour me promener dans les allées. Au passage je reconnais certains collègues avec qui j'échange ou non des signes de connivence. Je profite de ce que le parterre n'est pas comble pour m'asseoir ici ou là et faire l'expérience des qualités pour l'oeil et l'oreille d'autres situations dans la salle. Mais les places ne sont pas fameuses, quand on pense au prix qu'elles coûtent ! trop latérales, trop renfoncées ou au contraire trop élevées et coincées sous un plafond. Vus d'ici, l'ouverture de scène est réduite à une fente, les surtitres sont invisibles ou minuscules. Mes pérégrinations me laissent peu de temps pour profiter du spectacle ; je comprends cependant que la mise en scène est au moins très moderne, et va jusqu'à se passer par moment de musique, remplacée alors par des dialogues diffusés par haut-parleur. La conception est aussi très marquée politiquement : les appels à la grève tiennent lieu d'appels à la grâce, me dit-on. Je suis maintenant au premier rang, le plateau est barré par un escalier dans le sens de la profondeur. Voici la scène de la Gorge-aux-loups (je me trompe, est-ce alors le Freischütz ?). Le diable apparaît, barbu et grimé. Au moment des saluts les chanteurs montent et descendent, apportant ou recevant des bouquets qu'ils trouvent tout au fond en coulisse ou qu'on leur tend par-dessus la rampe ; il n'y a pas de fosse d'orchestre. Chacun y va alors de ses commentaires : on déplore que les deux interprètes aient des voix si proches qu'on les confonde et, avec elles, les rôles de Vénus et d'Elisabeth, ou bien de Brangäne et d'Isolde. Je suis seul à applaudir ce gros homme qui se déplace lourdement les bras collés au corps. On m'explique : chaque personnage symbolise une oeuvre romanesque ; les jeux de scène et les péripéties rendent compte des vogues intermittentes et de la succession des mouvements littéraires.

  • L'éternel célibataire

    On se souvient que l'Eternel Mari, de Dostoïevski, commence par la description d'un malaise : le sentiment d'une faute ancienne obsède Veltchaninov, sans que le viveur célibataire puisse rattacher bien clairement son remords à quelqu'une de ses mésaventures passées. Cette hantise coïncide avec l'apparition d'une silhouette dans la foule de Pétersbourg, un homme qui porte un crêpe à son chapeau et que Veltchaninov trouve plusieurs fois sur son chemin sans le reconnaître. Une nuit, conjurées dans l'appartement de Velchaninov, l'idée fixe et l'apparition se réduisent enfin en la personne de Pavel Pavlovitch, d'abord sur un ton de comédie – il s'agit de cocuage : dix ans plus tôt, Veltchaninov a été l'amant de la femme de son visiteur. (Puis l'intrigue vire au noir quand Veltchaninov découvre l'existence de Lisa, l'enfant de Pavel ou plutôt, comme il le soupçonne immédiatement, sa propre fille dont la naissance lui avait été cachée).

    (Un sentiment de culpabilité est également à l'origine de la nouvelle de Kafka le Verdict : au moment d'annoncer ses fiançailles, par lettre, à un ami émigré à Pétersbourg, le héros, Georg, est étreint par la pensée qu'il a d'une certaine façon abandonné son vieux camarade. Il l'a vu échouer dans ses entreprises commerciales, alors que lui-même connaissait le succès ; il lui a dissimulé sa nouvelle situation, il a tardé jusqu'à aujourd'hui à lui parler de sa fiancée et hésite encore à le faire. Le récit va outrer jusqu'à la déraison cette impression confuse. Or, chez Kafka, le troisième terme de la triade, qui abat le coupable, n'est pas comme chez Dostoïevski une femme (ou une fille) mais le père. Georg entre chez son père, qui vit sous le même toit, dans une chambre plus sombre que la sienne ; il veut lui faire part de son incertitude. Cependant le vieil homme a d'autres griefs qui vont s'amalgamer au premier et se renforcer de la faiblesse ou de la contrition de son fils. Selon une logique d'exagération (que l'on peut trouver comique ou terrible selon qu'on est ou non sensible à l'humour de Kafka), le fils est condamné par son père et le verdict tombe : il doit mourir noyé. L'enchaînement encore partiellement objectif et réaliste de Dostoïevski est ici porté à sa pure logique intérieure : le coupable Georg court se jeter du premier pont.)

  • Vides

    Le Cercle de la Rue Royale, de James Tissot au musée d'Orsay.

    (La Tour-Maubourg, du Lau, Ganay, Rochechouart, Vansittard, Miramon, Hottinger, Ganay, Saint-Maurice, Polignac, Gallifet, Haas : le tableau fait partie de ces oeuvres qui appellent un cartel illustré où le groupe est reproduit et chaque tête numérotée, renvoyant à un nom dans une liste adjacente. Aucun des illustres commanditaires ici portraituré ne renonce ni à son individualité ni à son quant-à-soi. Malgré les affectations de décontraction, jambes croisées, main dans la poche, cigarette à-demi consummée, lecture interrompue, rêverie, rien de vient franchir l'espace qui les sépare : ni un regard échangé, ni une épaule serrée, ni une poignée de mains. Ils se tiennent aussi solitaires dans leur écart que les colonnes de l'hôtel de Coislin.  L'image fait vide de toute part. Les noms sont des masques, les figures des blasons ; les corps élégamment vêtus et chaussés tiennent le milieu, par leur module, entre les fûts cannelés du portique et les pieds des chaises et de la table.  La végétation, réduite à peu de chose, cloison de lierre, fleurs de ficus, continue le motif du canapé et les pointes du hérisson de fer. Autre dandy, gracieusement couché, le chien  un dalmatien – fait pendant avec la feuille d'un journal tombé à terre et l'écharpe posée au premier plan.)

  • Nuit noire

    (Une autre nuit. Pavel Pavlovitch, "l'éternel mari", est à nouveau là, dans la chambre. Veltchaninov est réveillé en sursaut par un cauchemar.)

    Quelle pensée dirigea son premier geste, ou avait-il à cet instant-là la moindre pensée  mais c'était comme si quelqu'un venait de lui dicter ce qu'il fallait faire : il se redressa sur son lit, bondit, bras tendus en avant, comme s'il se défendait et repoussait une attaque, juste dans la direction où se trouvait Pavel Pavlovitch. Ses mains heurtèrent tout de suite d'autres mains déjà tendues au-dessus de lui, et il les saisit de toutes ses forces ; il y avait quelqu'un, donc, qui se tenait déjà au-dessus de lui, penché. Les doubles rideaux étaient tirés, mais il ne faisait pas entièrement sombre parce qu'un peu de lumière arrivait de l'autre pièce, où ces doubles rideaux n'avaient jamais été posés. Brusquement quelque chose lui coupa, en lui infligeant une douleur terrible, la paume et les doigts de la main gauche, il comprit en une seconde qu'il venait de saisir la lame d'un couteau ou d'un rasoir et qu'il l'avait serrée très fort...

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari   trad. A Markowicz)

  • Blanches et noires

    (Lisa meurt. On la revêt de "la jolie robe blanche d'une des filles de Klavdia Pétrovna". Après les funérailles, Veltchaninov bouleversé se souvient de l'enfant mort :)

    Il se recréait son petit visage pâle, se ressouvenait de chacune de ses expressions ; il se souvenait aussi d'elle dans la tombe, couverte de fleurs, et, avant, insensible, dans cette fièvre, les yeux ouverts et immobiles. Il se souvint brusquement que, alors qu'elle était déjà étendue sur la table, il avait remarqué qu'un de ses doigts avait noirci, Dieu seul savait pourquoi, pendant la maladie ; sur le coup, cela l'avait tellement tellement bouleversé, et il le plaignit si fort, ce petit doigt, que c'est là que cela lui était revenu en tête, la première fois  retrouver Pavel Pavlovitch [le père de Lisa], et le tuer  alors que, jusqu'à ce moment-là, il avait été "comme insensible".

    (La chair noircie contraste avec l'étoffe claire de la robe : ailleurs dans le roman, il est question inversement, à plusieurs reprises, d'un "coffret de famille, en bois d'ébène avec incrustation de perles". Ce coffret appartenait à Natalia Vassilievna, la mère de Lisa. Elle y cachait sa correspondance intime, les messages qu'elle a reçus de son amant Bagaoutov. Après sa mort, Pavel Pavlovitch y découvre, avec ceux-ci, une lettre écrite par sa femme et qu'elle avait finalement choisi de ne pas envoyer à son destinataire, Veltchaninov. Pavel y a lu, noir sur blanc, la révélation d'un autre secret : Veltchaninov aussi a été l'amant de sa femme ; Lisa est le fruit de leur liaison. A la fin du roman, Veltchaninov entre en possession de la lettre ; en prenant connaissance à son tour, il imagine la scène :)

    "Sans doute, lui aussi, il est devenu blême, comme un mort, se dit-il, remarquant par hasard son visage dans la glace, sans doute, il lisait, il fermait les yeux et, brusquement, il les rouvrait encore, en espérant que la lettre se transformerait en simple papier blanc... Sans doute, trois fois de suite, il a recommencé l'expérience !..."

    (L'appartement de Veltchaninov se compose de deux grandes pièces, séparées par un vestibule, l'une donnant sur rue, l'autre sur cour. Seule la première possède des doubles rideaux. Pendant les nuits blanches de Pétersbourg, l'obscurité peut être faite dans celle-ci ; dans l'autre la clarté règne aux petites heures du matin. Deux ou trois fois, Pavel Pavlovitch reste dormir chez Veltchaninov, avec lui, à l'autre  extrémité de la chambre assombrie.)

    Il faisait nuit dans la chambre (les doubles rideaux étaient complètement tirés), mais il lui sembla [à Veltchaninov] que Pavel Pavlovitch n'était pas couché, qu'il s'était redressé, qu'il était assis dans son lit.
    – Qu'est-ce qui vous arrive ? l'appela Veltchaninov.
    – L'ombre, n'est-ce pas, répliqua Pavel Pavlovitch d'une voix à peine audible, après un court silence.
    – Quoi, quelle ombre ?
     Là-bas, dans l'autre chambre, à la porte, j'ai vu, n'est-ce pas, comme une ombre.
     L'ombre de qui ? demanda Veltchaninov, après un temps de silence.
     De Natalia Vassilievna.

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari trad. A Markowicz) 

  • "Emmenez-moi"

    (Veltchaninov a enlevé Lisa à son père qui la maltraite pour la confier une famille amie, où elle est accueillie avec bonté et sollicitude, "dans une magnifique maison de campagne". Cependant la fillette tombe malade. En visite, Veltchaninov vient dans sa chambre lui dire au-revoir :)

    Lisa était couchée les yeux fermés, elle dormait sans doute ; elle allait mieux, semblait-il. Lorsque Veltchaninov se pencha doucement vers sa tête, pour, en lui faisant ses adieux, embrasser ne serait-ce qu'un petit coin de sa robe, elle ouvrit brusquement les yeux, comme si elle l'attendait, et elle lui chuchota : "Emmenez-moi d'ici."

    (Dostoïevski, L'Eternel Mari - trad. A Markowicz)