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  • Invention de l'espace

    Dans l'exposition Fra Angelico du musée Jacquemart-André.

    (Je retrouve une vieille connaissance : le Couronnement de la Vierge des Offices. On ne se laissera pas éblouir par la suavité des couleurs ou par la naïveté du fond d’or où les rayons gravés dessinent un ostensoir. Mais y a-t-il plus bel aperçu du paradis que l'aire céleste évidée par les anges dans leur danse autour de la Mère et du Fils ? La ronde fragmentaire trace deux arabesques qui ne seraient que décoratives si elles n’étaient intimement liées à l’espace réel qu’elles définissent (hors d'eux cet espace est de pure lumière), où s’arrangent les figures tangibles, les bras et les mains ployés et le balaiement des robes. Ces êtres ne sont pas des abstractions : ailleurs dans l’exposition, on comprend que ce sont les frères idéalement éveillés d’autres corps accablés par le sommeil, encore sourds à la grâce : le pauvre homme des miracles de saint Nicolas, les apôtres endormis de l’Agonie au jardin des Oliviers.)

  • Schubert

    Winterreise, salle Gaveau.

    (Il y a, si on veut, deux Voyages d’hiver : l'un, celui du pauvre vagabond qui erre dans un pays glacé ; l'autre, celui du poète qui allégorise son désespoir amoureux. Chaque poème donne à voir une station et aussi une image de l’égarement du mal-aimé. Qui parle ? J’entends d’abord, ce soir, le poète dolent et témoin de sa douleur, dont la désolation n’exclut pas l’habileté. Cependant, à mesure que le parcours se déploie, les deux voix tendent à se confondre ; le marcheur voit danser devant ses yeux, dans une hallucination, la figure de son destin ; la métaphore développée par le poète coïncide avec la vision du voyageur. Dans le dernier lied, l’apparition est incontestable, il faut la suivre, le chanteur a fait un pas: c’est la mort.)

  • Undercurrent

    Undercurrent, de Vincente Minelli.

    (How could I fall in love with someone I have never seen ? se demande l'héroïne ; mais sa question alors fait connaître la vérité et la double négation s'annule : oui, elle est amoureuse de Michael, elle l'a donc déjà vu sans le savoir. Une scène antérieure s'explique : Ann est à la recherche de renseignements sur le frère dont son mari refuse de parler ; elle part seule visiter la maison que le jeune homme avait aménagée dans les solitudes ; un inconnu la reçoit, se présentant comme le gardien des lieux ; il pousse une porte qu'elle ne parvenait pas à ouvrir ; son visage se dégage peu à peu au cours d'une longue promenade, qui monte jusqu'à la mer.

    L'intrigue est dénouée et le retournement s'achève : le mauvais mari est tué ; Ann retrouve son père ; Michael prend la place de celui-ci au piano ; Ann a, quant à elle, pris le fauteuil d'infirme de la mère des deux garçons. Elle a échangé le secret matériel de l'homme qu'elle avait épousé contre celui, infiniment plus problématique, sans doute, de Michael.)

  • Par aventure

    Vers 1521 un nouveau protagoniste apparaît dans l’Histoire d’Italie : le récit ne quitte pas la troisième personne mais l’auteur lui-même fait son entrée, discrètement, sans annonce, Francesco Guiccardini, commissaire aux armées pour le compte du pape Médicis. Le fond reste le même : le Roi, César et leurs alliés mènent des campagnes mal décisives dans le champ de bataille d’Italie, les armées déambulent entre Milan et Gênes, Crémone, Parme ou Pérouse et, à leurs marges, des tyrans indigènes reprennent ou perdent la cité divisée qui les appelle et les chasse. Mais  le récit de l'historien dont la tâche est de rendre l'ordre des faits établis et advenus se trouble d'obscurité, d'incertitude et d'occasions manquées. Les troupes se frôlent sans se rencontrer, les délibérations sont maculées de rumeurs, le peu de raison et la disette d'information faussent les décisions.

    Et par le fait de la présence du témoin, il semble qu’une vitre a été ôtée ; le souffle de l'éventuel et la puissante odeur du réel montent jusqu’à nous. Les routes sont défoncées et ne permettent pas le passage de l'artillerie ; un camp est établi puis levé ; l'avant-garde traverse l'Adda en pleine nuit sur deux barques chargées au dernier point ; le condottiere lance son cheval dans le fleuve :

    Sans nul autre aiguillon que son propre courage et que sa très grande soif de gloire, Jean de Médicis traversa le fleuve sur son cheval turc, qui nagea dans l'eau profonde jusqu'à la rive opposée, ce qui suscita à la fois la terreur chez l'ennemi et le réconfort parmi les troupes amies.

    Aux abords de Milan, un inconnu prévient que la ville est prête à se révolter pour aider les assaillants. 

    Ce matin-là, un événement remarquable survint, alors que les légats et les principaux chefs de l'armée s'étaient arrêtés dans un pré, non loin de Chiaravalle, afin de laisser passer les Suisses : un vieillard survint, qui par l'apparence et la vêture semblait homme du peuple, et qui, affirmant avoir été envoyé par les habitants de la paroisse de San Siro, les priait à grands cris d'avancer, parce que les habitants de cette paroisse et tous ceux de Milan avaient reçu l'ordre, aussitôt que l'armée serait proche, de prendre les armes contre les Français au son des cloches de toutes les paroisses. Ceci apparut comme un véritable prodige, parce que, quelque effort qu'on fît pour le retrouver, on ne put jamais savoir qui était l'homme ni par qui il avait été envoyé.

    Toute une nuit le conseil de Parme délibère s’il doit ou non ouvrir la ville aux Français (et le gouverneur sait qu’en prolongeant le débat il retient les habitants sur la pente de la reddition, les chances grandissent que la réalité des forces en présence se dévoile et que, par la résistance du peuple détrompé, la ville soit sauvée). 

    De la sorte tantôt en parlant en parlant en particulier avec nombre d'entre eux, tantôt en discutant avec  eux tous, et tantôt en gagnant du temps à faire le tour des remparts ou à se consacrer à d'autres préparatifs, il les retint toute la nuit (...)

  • Rome ou le désert

    Le pape [Adrien VI] se rendit par mer à Rome, où il entra le 29 août [1522], accueilli par une foule très nombreuse et par toute sa cour. Bien que sa venue fût au plus au point désirée (car Rome, sans pape, ressemble plus à un désert qu'à une ville), son arrivée émut néanmoins grandement tous les esprits, car on savait le pape de nation barbare, sans aucune expérience des choses d'Italie et de la cour pontificale, et même pas issu d'une de ces nations qu'un long commerce a familiarisées avec l'Italie.

    (Guichardin, ibid., XV)

  • Descente du Saint-Esprit

    (Faute d'accord, le conclave qui suit la mort de Léon X se prolonge inopportunément.)

    Un matin, alors que, selon l'usage, se déroulait un vote, on proposa au conclave le nom d'Adrien, cardinal de Tortosa ; celui-ci, un Flamand qui avait été le précepteur de César [Charles Quint] lorsque ce dernier était enfant, et qui grâce à lui avait été élevé au cardinalat, représentait l'autorité de César en Espagne. La proposition avait été faite pour que la matinée s'écoulât en vain, sans que personne ne fût enclin à l'élire, mais comme quelques voix se découvrirent en faveur d'Adrien, le cardinal de San Sisto ne cessa pratiquement plus de haranguer l'assemblée en faisant l'éloge de ses vertus et de son savoir : quelques cardinaux commencèrent à céder, les autres les suivirent peu après plus par un élan soudain que par choix délibéré, si bien qu'il fut élu le matin même à l'unanimité, sans que ceux-là mêmes qui l'avaient élu sussent clairement dire pourquoi, au moment où l'Eglise traversait tant de difficultés et de dangers, ils élisaient un pape barbare, qui résidait si loin de Rome, qui ne devait son crédit ni à ses mérites antérieurs, ni à la fréquentation des autres cardinaux, lesquels connaissaient à peine son nom, qui n'avait jamais vu l'Italie, et qui ne songeait ni n'espérait un jour la voir. Cette extravagance, qu'aucun argument ne pouvait excuser, il l'imputaient au Saint-Esprit, qui, disaient-ils, inspire d'ordinaire le coeur de tous les cardinaux lors de l'élection des papes ; comme si le Saint-Esprit, qui aime par-dessus tous les coeurs purs et les âmes sans tache, ne répugnait point à entrer dans des âmes pleines d'ambition et d'inimaginable cupidité, sujettes presque toutes à l'amour de plaisirs fort raffinés, pour ne pas dire fort déshonnêtes.

    (Guichardin, ibid.)

  • L'immortalité par la dette

    (...) dans le trésor pontifical et le château Saint-Ange, Léon [X] n'avait pas laissé la moindre somme d'argent, car, dans sa prodigalité, il avait non seulement épuisé l'argent de Jules [II] et l'incroyable somme provenant des charges récemment créées, qui appauvrissaient l'Eglise de quarante mille ducats de   revenus annuels, mais il avait encore laissé de grandes dettes, et gagé tous les joyaux et objets précieux du trésor pontifical : si bien qu'un esprit subtil put dire que les autres pontificats s'achevaient avec la mort des papes, mais que celui de Léon continuerait bien des années encore.

    (Guichardin, Histoire d'Italie, XIV - trad. P Benedittini)