L'exposition commence par un socle vide : le sculpteur y a mis sa signature et c'est peut-être là le seul témoignage de sa main que tout le monde s'accorde à reconnaître. Elle se termine par un satyre de bronze, trouvé dans une épave au large de la Sicile : corps arqué, tête rejetée en arrière, yeux blancs de l'extase. Entre les deux termes du parcours sont rassemblées des statues hypothétiquement imitées ou inspirées des originaux. Elles me rappellent (faute d'attention sans doute) l'ennui que peuvent instiller les collections d'antiquités classiques quand l'exaltation du nom ou l'étrangeté manquent : sans vie et sans grâce, peuple monotone de marbre encombré de copies, pastiches et rafistolages produit inlassablement par les ateliers pour le décor des palais, des jardins et des stades.
-
-
L'allegro, il penseroso ed il moderato
Voilà un spectacle qui présumait de mes forces : il fallait découvrir l'ode de Haendel, lire les surtitres, comprendre et apprécier le texte et la langue de Milton, chercher des yeux le choeur déguisé aux premiers rangs de l'orchestre, suivre le film sur l'écran tendu au fond de la scène et apprécier, juste en dessous ou bien incrustées dans la vidéo, les évolutions des danseurs et des chanteurs. Une fois cet effort de perception mené à bien, il aurait fallu laisser résonner en soi les événements qui se succédaient ici et là pour imaginer ce qui les réunit ou les oppose, comment celui-ci est le développement ou la contradiction de celui-là, entendre les assonances et les contrastes, laisser naître l'émotion... Faute d'un travail préalable ou d'avoir déjà assisté à vingt représentations, j'ai renoncé à suivre une bonne partie de ce qui était représenté.
Mais livret et musique, magnifiquement jouée, suffisent au bonheur : les grandioses images nocturnes du Penseroso (Come, pensive nun, devout and pure...), ses paysages crépusculaires (I hear the far-off curfew sound / Over some wide-water'd shore...) ou bien la joie de l'Allegro que le vent vient bercer et endormir (By whisp'ring winds soon lull'd asleep). Le choeur final du Moderato, bien mieux qu'une leçon de morale (le bonheur dans la modération), faisait entendre un hymne poignant à l'apaisement, à la sagesse et à la mesure.
-
Lady Windermere's fan
Au cinéma Lady Windermere's fan de Lubitsch.
Le film est muet et il y a quelque chose de réjouissant (comme devant un tour réussi, une prouesse menée à bien) à voir se développer l'intrigue en silence ; qu'il n'y ait pas besoin d'entendre pour comprendre (à peine de lire, de brefs intertitres) et qu'il soit possible de représenter un quiproquo par le seul arrangement de jeux de scène, de mimiques et de regards.
Ainsi dans la séquence du Champ de courses, Lord A prend pour une invite à lui adressée les regards pleins d'amour (maternel) que Mrs E destine à Lady W ; ou Lord D perçoit dans les coups d'oeils impérieux que Lord W jette à Mrs E la confirmation d'une liaison imaginaire (au lieu d'une invitation à déguerpir). Ici les péripéties elles-mêmes sont sans paroles. Le personnage (comme le spectateur) est censé interpréter les figures et les gestes mais, lui, se trompe parfois... et la méprise alors se lit sur son visage...
(Les regards muets et quelquefois sidérés m'ont fait penser à Proust (voir dans Sodome et Gomorrhe la pétrification de Charlus à la vue des fils de Mme de Surgis) ; mais c'est peut-être l'effet des habits noirs et des robes de soirée ou de l'étrange conquête de Lady W par Mrs E.)
-
Venice
Vues du bateau (le ferry de Staten Island), les tours du Financial District donnent à Manhattan un faux air de Venise montée en graine : campaniles obèses, façades ou portions de quai prodigieusement dilatées selon la verticale (avec par endroits des frontons et des toits sans proportion, perdus dans les hauteurs). Plan, échelle, matériaux, couleurs n'ont rien de semblable ; ni le climat, ni la lumière (Kafka compare celle de New-York, sans l'avoir vue, aux éclats d'une vitre perpétuellement fracassée), ni la présence de la mer dans la cité (le coeur de Venise est fissuré et plein d'eau).
Mais là-bas comme ici, il y a une ville plantée dans la mer, aux bords tranchés net ; un centre qu'un vide entoure et sépare de sa périphérie (sur les rivages opposés l'agglomération s'étend sans limites certaines) ; une île tout entière construite, minérale sans terre ni rochers, sans relief et sans plage, sans arbres (les jardins au ras de l'eau sont ravalés par la distance, les autres dissimulés par les murs).
-
Depression and sterility
Commencé Inner workings, recueil d'articles de JM Coetzee. Il s'agit de critique. Mais, par moments, j'ai l'impression que le jeu recommence et que, sous le déguisement des écrivains qu'il commente, le personnage qu'est l'auteur entre en scène comme il le fait dans ses romans, traçant de lui-même un autoportrait travesti, ironique ou cruel (peut-être un piège tendu au lecteur naïf).
(Par exemple, à propos de Schulz : (he) was incomparably gifted as an explorer of his own inner life, which is at the same time the recollected inner life of his childhood and his own creative workings. (...) But he was right in sensing that he would not be able to draw from this well. From somewhere he would have to renew the sources of his inspiration: the depression and sterility of the late 1930s may have stemmed precisely from a realisation that his capital was exhausted.)
-
Moisson
Bruegel a peint une série de tableaux (on en connaît aujourd'hui cinq) qui décrit le cycle des saisons : chacun représente un bout de campagne et un moment de l'année, avec ses travaux et ses loisirs, au sein d'un paysage grand ouvert. Trois sont à Vienne (au Musée d'art ancien, dans une salle fameuse), un autre est apparemment revenu, après en avoir été un temps éloigné, à Prague (où je l'ai manqué il y a quelques années), un autre (que je viens de revoir) ici.
C'est la moisson. Trois faucheurs sont à l'oeuvre ("qui font voir trois moments successifs de leur geste commun"). Ils s'attaquent à la moitié du champ encore sur pied. Le blé debout dessine un front continu et dense, troué seulement par un chemin comme une tranchée (et un pot mis à l'abri du soleil). Des paysannes s'éloignent par là ; leurs bustes émergent seuls. En avant, on rassemble les gerbes ; d'autres font tomber et ramassent des fruits ; mais le plus gros de la troupe se repose à l'ombre, mange, boit ou dort. D'autres détails attirent le regard et enrichissent l'image : les hommes et le monde qui les contient et dont ils vivent, d'accord. Un très beau mouvement de la perspective, comme une faux qui saisirait l'étendue, réunit les lointains pleins de lumière avec la petite bande, avant de se perdre dans la végétation légère et sombre qui précède le village.
-
Les montagnes de la lune
Il y a dans la Crucifixion de Van Eyck un merveilleux horizon de montagne. La couleur s'éclaircit selon l'éloignement des sommets et va se confondre avec le bleu du ciel (couleur de l'extrême lointain). Tout à droite, la lune est visible en plein jour, décroissante, à-demi transparente ; la neige couvre les hauteurs. Les pics enneigés et l'astre partagent le même éclat, la même matière traversée par l'azur, formant une autre conjonction entre le ciel et la terre.