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  • Le Château de Barbe-Bleue

    A l'Opéra Garnier.

    La première partie (orchestration de mélodies de Janacek) est ratée. Cette histoire, en forme de confidence, n'a rien à faire  à l'opéra (du moins confrontée au psychodrame à grand spectacle qui suit).

    Dans la deuxième partie, il y a en revanche une bonne adéquation entre la mise en scène et l'oeuvre théâtrale de Bartok : chaque "truc" visuel successif est un équivalent des inventions sonores qui à l'orchestre figurent le contenu des chambres ouvertes l'une après l'autre ; des images des armes, de l'or, de l'espace, des larmes, du sang emplissent à leur tour l'espace de la scène et des sons.

    D'autres exemples. Judith parcourt le château très vieux et très sombre. Un motif obsédant la montre gravir le grand escalier emboîté en lui-même dans un espace déchiqueté (des sosies arpentent les décors projetés d'un bout à l'autre du plateau).

    Judith est filmé en gros plan quand ses yeux (et sa voix pleine de séduction émue) implorent : Barbe-Bleue, donne-moi la clé !

    A l'ouverture de la chambre qui donne sur l'étendue presque infinie des domaines du seigneur (les cuivres à gorge déployée), Judith est debout penchée au-dessus d'une faille d'où souffle le vent (image verticale de l'immensité.)

  • Ronce-aux-deux-lumières

    L'office du tourisme paye une bière à tout nouvel arrivant. Il règne une joyeuse pagaille dans les bureaux pendant qu'on distribue cannettes et prospectus. Une fois que les parents sont passés, ils envoient leurs enfants quémander.

    Je suis venu en train ou en car. Je reste quelques jours à D*** pour le travail. Je profite d'une journée de liberté pour découvrir Roncière, la petite ville d'à côté. On nous a laissés sur une grande esplanade à l'abandon, au pied d'un immeuble de parking.

    Je monte des ruelles coupées d'escaliers, des passages plongés dans le noir. Je finis par me demander si je ne suis pas entré "chez les gens" par mégarde. J'arrive sur une terrasse au-dessus des toits d'où on découvre toute la ville. Je n'imaginais pas pareille splendeur. Comment croire qu'il existe, inconnue, dans le Nord, une cité aussi belle que Sienne ? Elle s'étend dans le creux des collines. Je devine les porches, les dômes, les places mais sans bien voir car il fait presque nuit. La ville est bâtie en brique ; la lumière basse et bleue approfondit la couleur sombre et la fait rougeoyer comme des braises.

    Je continue ma route dans les maisons ou les rues aveugles. Quand la vue s'ouvre à nouveau, le château apparaît pour la première fois sur la crête. Mais la découverte ne compense pas la déception. Le jour a changé. Il tombe jaune et clair sur la ville en contrebas. Il révèle la pauvreté des bâtisses entre de grands terrains déserts. Des quartiers ont été rasés autrefois et déblayés ; il ne reste que le dessin au sol des murs rognés, dans la poussière ocre.

  • Ne murmure point d'eau que ne verse ma flûte

    [Le concert champêtre] 

    La première femme penche la carafe qu'elle tient au-dessus du bassin sans verser l'eau vue à travers le cristal (tandis que dans le paysage au fond brille le front d'une cascade). La seconde femme n'approche pas la flûte de ses lèvres (pendant que, devant elle, le musicien presse les cordes de son instrument). Quasi invisibles, nues ; sonores presque, silencieuses.

  • Départ

    [Pélerinage à l'île de Cythère, de Watteau] 

    Les trois premiers couples semblent un seul, le même à trois moments successifs : l'homme agenouillé parle à sa compagne assise et recueillie ; debout, il l'aide à se relever ; ils s'en vont mais la femme s'attarde et contemple l'abri qu'ils quittent sous les arbres, la statue où est passé un carquois plein de flèches, l'enfant à son pied. Tout le cortège est un seul mouvement de droite à gauche (le sens du retour, contraire de la lecture) sur le chemin qui va de la divinité en forme de terme jusqu'à la barque dorée pilotée par deux nochers nus. Réticents, las, comblés, galants, avec leur longue canne de pélerins, ils descendent ensemble ; mais chacun diffère dans la pose que lui donnent à l'instant son caractère et son humeur. J'aime particulièrement (et je reviens souvent voir) l'homme en habit bleu brillant, à l'arrière-plan, au centre. Il se redresse, gonfle la poitrine, penche la tête ; il exulte, tourné vers la femme qui lui a pris le bras et lève le visage vers lui, contre son épaule.

  • Traces

    Une vie normale laisse derrière elle moins de traces qu'une vie de clandestin, délibérément cachée, délibérément dissimulée sous de faux noms et de faux vêtements.

    (Chalamov, La Médaille d'or, in La Résurrection du Mélèze (Les Récits de la Kolyma) - trad. S Benech)

  • Vue de Haarlem

    Le jour s'est levé, les champs s'éteignent. Chaque parcelle, blanche comme givre, est une une serre qui s'allume la nuit formant une plaque de lueurs orange. Au-delà, la plaine basse, les hauts nuages, la tache claire projetée par le soleil rappellent le paysage de Ruisdael.

  • Marte e Amor

    La dame chante. J'entends Marte ou Amor ! Malheureusement le texte n'a pas été distribué avec le programme. Privées de sens, l'émotion et la beauté demeurent insaisissables, impossibles à retenir. Les airs qui suivent sont curieusement languissants pour de la musique à danser. L'extravagance est bien davantage dans la forme ou le nom des instruments (chitarrone, sacqueboute), qui semblent venir d'un tableau du Valentin ou bien d'un passage des Mémoires du Cardinal de Retz :

    Noirmoutier, qui avait été fait la veille lieutenant général, sortit avec cinq cents chevaux de Paris pour pousser les escarmoucheurs des troupes que nous appelions du Mazarin, qui venaient faire le coup de pistolet dans les faubourgs. Comme il revint descendre à l'Hôtel de Ville, il entra avec Matha, Laigue et La Boulaie, encore tout cuirassés, dans la chambre de Mme de Longueville, qui était toute pleine de dames. Ce mélange d'écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient dans la salle, de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu'ailleurs.