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  • Le Chevalier à la rose (3)

    A l'Opéra Bastille.

    A propos de miroirs :
    - Un reflet déformé : au début du troisième acte, le Baron Ochs fait venir dans un salon particulier la camériste de sa cousine. Il y a un lit derrière le paravent et la boisson est abondamment prévue. Mariandel refuse d'abord de boire ; mais bientôt elle vide coupe sur coupe. Cependant, au grand dépit du baron, la jeune fille, qui a le vin triste, se met à sangloter et pleurniche sur la brièveté de la vie :

    Wie die Stund'hingeht,
    wie der Wind verweht,
    so sind wir bald alle zwei dahin.
    Menschen sin' ma halt,
    richt'n's nicht mit G'walt.
    Weint uns niemand nach,
    net Dir net, und net mir.

    Le temps coule et nous n'y pouvons rien. Octavian, sous le travestissement de Mariandel, veut-il parodier avec un savoureux accent viennois le grandiose monologue de la Maréchale sur la fugacité des choses humaines, qu'il a dû subir au premier acte ? 

    - l'accès de mélancolie de la Maréchale est déclenché par son propre reflet dans le miroir de la coiffeuse. Tête à tête sombre et limpide / Qu'un coeur devenu son miroir ! Miroir, image de la conscience qui permet aux hommes de voir l'invisible, le temps, pour leur malheur. Le temps coule comme un sable immatériel à travers tout être et toute chose, même l'invariable miroir :

    Die Zeit...
    Sie ist ums uns herum,
    sie ist auch ins uns drinnen.
    In den Gesichtern rieselt sie,
    im Spiegel da rieselt sie,
    in meinen Schläfen fliesst sie.

    (Ces vers me font penser à un passage de l'Eventail de Madame Mallarmé : )

    ...derrière
    Toi quelque miroir a lui

    Limpide (où va redescendre
    Pourchassée en chaque grain
    Un peu d'invisible cendre
    Seule à me rendre chagrin)

  • Mrs Crupp

    Mrs Crupp, la logeuse de David Copperfield, est atteinte d'un mal chronique :

    At about this time, I made three discoveries: first, that Mrs Crupp was a martyr to a curious disorder called "the spazzums," which was generally accompanied with inflammation of the nose, and required to be constantly treated with peppermint; secondly, that something peculiar in the temperature of my pantry, made the brandy bottles burst; thirdly, that I was alone in the world, and much given to record that circumstance in fragments of English versification.

    De même que la maladie de Mrs Crupp a deux noms, il y a deux médicaments pour la traiter, le premier d'une complexité incroyable, le second tout simple :

    She came up to me one evening (...) to ask (...) if I could oblige her with a little tincture of cardanums mixed with rhubarb, and flavoured with seven drops of the essence of cloves, which was the best remedy for her complaint;--or, if I had not such a thing by me, with a little brandy, which was the next best.

  • un pied boiteux

    Au cinéma, The merry Widow de Lubitsch.

    Le comte Danilo et Fifi sont attablés, l'un contre l'autre, chez Maxim's. Nous ne voyons rien des batailles qu'ils se livrent sous la table ; nous n'en savons que ce qu'ils en disent, pince-sans-rire. Un garçon avertit que le numéro 7 est libre. Danilo invite Fifi à venir avec lui dans ce cabinet particulier. Elle ne veut pas mais, l'instant d'après, son soulier est entre les mains de Danilo qui décampe. Elle le poursuit, à demi déchaussée.

    (Le jeu rappelle le dîner des pickpockets dans Trouble in Paradise : le vol a lieu sous nos yeux, le geste est invisible mais le butin fait la preuve.)

  • L'aube fausse

    David Copperfield, puni, reste consigné cinq jours de rang dans la solitude de sa chambre :

    The length of those five days I can convey no idea of to any one. They occupy the place of years in my remembrance. The way in which I listened to all the incidents of the house that made themselves audible to me; the ringing of bells, the opening and shutting of doors, the murmuring of voices, the footsteps on the stairs; to any laughing, whistling, or singing, outside, which seemed more dismal than anything else to me in my solitude and disgrace--the uncertain pace of the hours, especially at night, when I would wake thinking it was morning, and find that the family were not yet gone to bed, and that all the length of night had yet to come (...) all this appears to have gone round and round for years instead of days (...).

    L'enfant se réveille en pleine nuit ; des signes trompeurs lui font croire que le matin est arrivé ; quand il comprend son erreur, et combien le jour est loin encore, le temps, une éternité de malheur, semble l'écraser. Il y a une minute semblable au début d' A la recherche du temps perdu :

    C'est l'instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c'est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la raie de jour qui était sous la porte a disparu. C'est minuit ; on vient d'éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.

    (Aube fausse dont je garde le souvenir, je ne sais pourquoi, et qui m'arrête encore quand je la retrouve réalisée, transportée comme en un mythe, dans les cieux :

    Ils regardaient l'horizon, le ras du ciel, ils se taisaient, ils ne pouvaient plus détacher leur pensée de ce point où la route perçait la masse noire, indécise.
    Et voici qu'une rougeur y parut, soudain, un peu à gauche de l'en-avant de la route, là où tout de même, depuis un moment déjà, le sol se gonflait, à n'en pas douter, se hérissait de bosses et, qui sait, de creux, avec peut-être de l'eau. La rougeur s'acrut, elle élargit sa prise sur l'horizon, des taches de clarté intense, comme d'un feu, s'y firent jour, et le ciel autour d'eux en était déjà presque rose -- eux, ils purent se regarder les uns et les autres, dans la voiture, il y avait de ce rose sur leur visage.
    Mais la crête enflammée du soleil tardait à paraître. Et au bout de longues minutes la rougeur, qui n'augmentait plus, commença à plutôt décroître puis le fit avec évidence, la flamme qui y bougeait redevenant cendre pourpre, qui s'éteignit. La clarté disparut au ras de ces collines enchevêtrées entre le ciel et le monde. Et ce fut à nouveau la grande nuit d'avant, sans étoiles.

    Yves Bonnefoy - Jeter des pierres, in Les Planches courbes)

  • Chostakovitch

    Salle Cortot.

    (Quatuor Danel - Quatuor à cordes n°1, 8 et 15).

    (Le Quinzième Quatuor) doit être joué de telle façon que les mouches tombent raides mortes du plafond et que, par pur ennui, le public se lève et quitte la salle.

    ... disait, paraît-il, le compositeur. L'expérience, hier soir, n'a pas été entièrement concluante. Le premier mouvement est cependant bien lent, presque immobile. Les quatre voix chantent pauvrement à voix basse le même thème. Si elles n'étaient interrompues, leur patience en viendrait à bout et finirait par dissoudre entièrement la musique dans la durée, ne laissant subsister autre chose dans le temps que le grain de l'archet contre la corde et l'inspiration des musiciens qui reprennent leur souffle.

  • Idoménée

    A l'opéra Garnier.

    La scène est en Crète sur les rivages de la mer. Les lumières, magnifiques, rendent bien compte du caractère changeant, ouvert, des lieux (peut-être plus océaniques que méditerranéens). Elles sont en harmonie avec la beauté des vents dans l'orchestre, qui soufflent l'éclaircie. Neptune parle avec de grands appels de cuivre.

    Le dieu exige d'Idoménée qu'il respecte sa promesse d'exécuter la première personne qu'il aura vue après avoir échappé au naufrage ; c'est son fils, Idamante. Les atermoiements du roi  pèsent sur son peuple. Un monstre ravage le pays. L'idée d'une équivalence entre le sang du roi et les malheurs de ses sujets (l'un paye pour l'autre) sous-tend la scène de lamentation du dernier acte. Un des plus beaux passages de l'opéra : le choeur est réuni autour de l'autel du sacrifice avec Idoménée, qui avoue son secret.

    C'est cependant le personnage d'Electre qui, hier soir, était le plus poignant. Malheureuse en amour, exilée, en deuil, elle a droit à un bref moment de joie usurpée dans le deuxième acte. Elle l'expie à la fin de l'opéra, en se consummant comme une flamme noire, s'échappant, se tordant comme un démon chassé par l'exorcisme qui a rendu le bonheur au peuple de la Crète.

  • Chostakovitch

    Au Théâtre des Champs-Elysées.

    Les deux oeuvres jouées, la Suite sur des poèmes de Michel-Ange et la Quinzième Symphonie font partie des dernières composées par Chostakovitch ; elles diffèrent plus par leur ton que par leur musique. La première porte une parole et fait figure de testament ; la seconde, sans mots, reste sans commentaire.

    Dans la Suite, la voix est sombre, étouffée mais son chant plein d'aplomb. L'homme de génie est orgueilleux et amer, ennemi de son temps et sûr de son art. Michel-Ange parle russe ; malgré le livret, je ne peux pas suivre. Cependant la paraphrase du vers (où Michel-Ange donne la parole à sa Nuit du tombeau des Médicis) :
    Caro m'è 'l sonno, e più l'esser di sasso
    s'accompagne, je crois, d'une citation de la Quatorzième Symphonie : il s'agit du passage qui met en musique la Mort du poète, de Rilke - derrière ces mots-ci, ceux-là. La Nuit, le sculpteur, le poète et Chostakovitch : que d'alter ego convoqués dans l'ombre !

    La Suite débute par une fanfare qui sera répétée plus loin. Fanfare de marbre, solennelle et nue, elle confond les trompettes d'un Jugement dernier et celles embouchées par la Renommée. Elle sonne la gloire et ouvre à la Vie éternelle.

    La dernière pièce, par contraste, agrémente l'immortalité d'un air guilleret et carillonnant. La Quinzième Symphonie commence par un air semblable et presque railleur confié aux flûtes. Elle se conclut dans une même allégresse énigmatique frappée par les percussions. Entre-temps on a entendu des collages de musiques de Rossini (comme dans Jeu de cartes de Stravinski) et de Wagner qui donne aux autres épisodes des apparences de pastiche ou de parodie.