Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Pets-de-nonne

    Les alliés bombardent la gare de Walle. L'Institut est touché. Seynave Père recueille Soeur Saint-Gérolphe, qui n'a plus toute sa tête. Une nuit, après avoir longtemps jeûné, elle mange en cachette le hachis de porc apporté par l'Oncle Robert. On la retrouve morte au matin.

    Le cortège funéraire traverse la ville indifférente. Aucun duc ne cria , comme à l'enterrement de Louis XIV : "Coassez, grenouilles, le soleil s'est éteint !" (...)

    "Comme ça dans le trou, sans un chat, dit Bomaman, et elle fouilla dans son réticule à fermoir d'argent représentant deux serpents enlacés. Elle fourra un billet de vingt francs dans la main de Louis. -- Va chez la boulangère et achète pour vingt francs de pets-de-nonne. C'est la seule chose qu'on peut faire pour sa mémoire."

    Tous mangèrent en silence la pâtisserie légère et mousseuse qui fondait sur la langue. Louis lécha les dernières miettes dans le sachet en papier, la cendre blanche comme lait lui vola dans les narines. "Tout de même, on sent que c'est fait avec du blanc d'oeuf de poules nourries avec des déchets de poisson, dit Papa."

    (Hugo Claus - Le Chagrin des Belges, trad. A van Crugten)

  • Crépuscule

    Au Musée de l'Orangerie.

    Dans l'exposition "les peintres de la réalité", une Fuite en Egypte de Claude Lorrain. Est-ce le matin ou le soir ? Les personnages (presque des figurines) sont au premier plan sur le chemin : Joseph a arrêté un berger, peut-être pour se faire confirmer la route ; tous les deux désignent du doigt, à gauche, la direction que les voyageurs ont prise. Marie attend quelques pas en avant, juchée sur l'âne. Elle tient l'enfant dans les bras. Le troupeau obscur de vaches et de chèvres va dans l'autre sens, traverse, hésitant, un fossé sur des planches, disparaît dans un bois. On peut imaginer que leur chemin suit une courbe, continue de longer la rivière et va rejoindre le pont, là-bas, au-delà des arbres, puis, derrière, sur l'autre rive, un bâtisse illuminée par les rayons horizontaux du soleil. Le ciel est clair, bleu et rose ; une brume flotte à terre, lumineuse ou, sur les eaux, pleine d'ombre. Quittant les habitations, les voyageurs partent-ils à l'aube ? ou bien croisent-ils, le soir, le retour des troupeaux ? 

  • Héraldique

    La guerre commence. La Belgique est menacée. On débusque la Cinquième Colonne flamande. Un ami de papa est venu le voir pour lui conseiller de fuir :

    - Fiche le camp (...) Hier ils ont arraché sa soutane à un curé pour voir s'il ne portait pas un uniforme allemand dessous. Tu es sur la liste, Staf. Comme tous ceux qui ont souscrit à l'Histoire des Flandres en quatre tomes.
    - Mais où doit-il aller ? s'exclama Maman.
    - En France, si c'est encore possible.
    - Dans la gueule du lion, dit Papa effrayé.
    - Dans le bec du coq, corrigea Louis. Les Français sont des coqs, le lion, c'est pour la Flandre et l'Angleterre.
    Papa jeta un regard ébahi à son pédant de fils.

    (Hugo Claus - Le Chagrin des Belges, trad. A van Crugten)

  • oeil d'eau

    Au Musée de l'Orangerie.

    Tout compte fait, ce que j'aime dans les Nymphéas, c'est que, malgré le grouillement des couleurs, malgré le flamboiement des ombres, en deçà des vibrions et des éclosions à l’œuvre dans la toile, il reste la suggestion d'un plan oblique et non tracé, la surface de l'eau où flottent les nénuphars et où se reflète le ciel, derrière les guirlandes verticales des saules.

  • Au cinéma

    En Belgique, juste avant la dernière guerre, des garçons enfermés dans un pensionnat tenu par des religieuses. Dans leurs jeux ou plutôt dans leurs conspirations, ils arrangent comme ils peuvent les secrets et les discours des adultes : patriotisme belge et flamand, politique internationale, théologie catholique et mystères de l'enfantement. Qui pourrait venir à bout de la confusion des langages qu'on leur tient ? dans quel but ?

    Les Sœurs emmènent les enfants au cinéma pour une séance spéciale. Mais la projection est interrompue...

    Dans le hall du cinéma, Vlieghe dit que c'était dommage, ça commençait à devenir passionnant avec ce chasseur aveugle. N'avait-il pas remarqué que, comme chaque année, des fragments de différents films avaient été collés ensemble arbitrairement ? Louis n'avait jamais pu comprendre pourquoi. Probablement que les Soeurs et les élèves étaient déjà bien contents de voir quelque chose qui bougeait dans une lumière tachetée en noir et blanc (et cette fois-ci, ô surprise, en couleurs). Peut-être qu'un tout cohérent, comme à la séance normale du dimanche soir au ciné "Diana", avec des titres, de la musique, et un début, des péripéties et un dénouement -- peut-être aurait-ce pu avoir des conséquences périlleuses pour les élèves, qui devaient grandir dans la confusion et rester prisonniers de mystère, de fragments, d'énigmatiques et péniblement inintelligibles petits éclats de miroir.

    (Hugo Claus - Le Chagrin des Belges, trad. A van Crugten)

  • Holbein

    Exposition Holbein à la Tate Gallery.

    Les objets, les étoffes, les mains, les visages sont rendus avec la même méticulosité. Les traits du visage, les rides, les commissures, sont tracés avec une précision extraordinaire ; des variations imperceptibles de la couleur et de l'ombre font voir la saillie des pommettes, le creux des joues, le relief des tempes (certains dessins utilisent un papier couleur chair ; en les scrutant de près, on finit par ne plus savoir ce qu'il faut attribuer aux altérations du papier ou au visage du modèle). Des distorsions néanmoins (un œil forci, une tête ou des mains hors de proportion) peuvent fausser le réalisme.

    Les figures marquent peu d'animation. Quelquefois la pose s'affadit par élégance ; quelquefois elle se fige pompeusement ; la vie manque. Certains (comme le femmes de la famille de Thomas More) semblent en proie à une tristesse réprimée, à un désarroi muet. Concentration, ennui, contentement de soi, colère rentrée. Seule Christine de Danemark ose un sourire ; c'est un des portraits de femme commandés par Henri VIII alors qu'il se cherche une épouse. Dans la retenue générale, le manteau fourré et la robe noire de la jeune veuve forment un ensemble somptueux avec sa juxtaposition et sa superposition de noirs brillants ou mats, lisses ou grumeleux. Faussement modestes également : ses yeux, sa bouche, ses mains à demi croisées ; le ballet compliqué des doigts va-t-il s'arranger en une posture obscène ?

  • Une tête prophétique

    Dans les premières pages de Roméo et Juliette au village, de Keller (trad Armand Robin), deux enfants jouent dans un champ laissé à l'abandon faute d'héritiers. (Le titre de la nouvelle n'est peut-être pas le seul à prophétiser ; un jouet démoli semble alors prendre la parole :)

    Ne restait plus de solide dans la poupée que la tête ; elle ne pouvait manquer d'attirer tout particulièrement l'attention des enfants. Ils la séparèrent soigneusement du tronc vidé et regardèrent, ébahis, l'intérieur : il était creux ; ce vide méritait réflexion ! (...) (Le garçon) venait d'attraper une grande mouche bleue ; tenant l'insecte bourdonnant dans le creux entre ses deux mains, il (...) emprisonna la mouche dans la tête dont il boucha l'ouverture avec de l'herbe. Les deux enfants portèrent cette tête à leurs oreilles, puis la déposèrent à terre ; coiffée encore de la rouge fleur de pavot et maintenant toute bruissante, elle semblait une tête prophétique et devant elle les deux enfants enlacés attendaient, dans un profond silence, des légendes et des oracles. Mais tout prophète suscite l'effroi et l'ingratitude : la faible vie qui remuait dans cette figure grossière excita chez les deux enfants l'instinctive cruauté humaine : ils décidèrent d'enterrer la tête, creusèrent une petite fosse, l'y ensevelirent sans demander l'avis de la mouche captive ; au-dessus de la tombe ils érigèrent un imposant monument de cailloux.

    Que peut bien annoncer cette espèce d'oracle ? (dont le souvenir invisible court tout le long du récit.) La folie des pères des enfants qui s'affrontent et se ruinent à cause du champ ? l'entêtement de l'un, la tête fêlée de l'autre ? l'apparition d'un musicien vagabond que la rumeur désigne comme l'héritier de la terre disputée mais qui, faute de preuves, ne peut faire valoir ses droits ? Quand les deux enfants se retrouvent bien plus tard, malgré la haine que se vouent les deux familles, le violoneux les surprend dans les champs et les harangue, bourdonnant et noir, juché sur un tas de cailloux envahi de coquelicots.