Dans les premières pages de Roméo et Juliette au village, de Keller (trad Armand Robin), deux enfants jouent dans un champ laissé à l'abandon faute d'héritiers. (Le titre de la nouvelle n'est peut-être pas le seul à prophétiser ; un jouet démoli semble alors prendre la parole :)
Ne restait plus de solide dans la poupée que la tête ; elle ne pouvait manquer d'attirer tout particulièrement l'attention des enfants. Ils la séparèrent soigneusement du tronc vidé et regardèrent, ébahis, l'intérieur : il était creux ; ce vide méritait réflexion ! (...) (Le garçon) venait d'attraper une grande mouche bleue ; tenant l'insecte bourdonnant dans le creux entre ses deux mains, il (...) emprisonna la mouche dans la tête dont il boucha l'ouverture avec de l'herbe. Les deux enfants portèrent cette tête à leurs oreilles, puis la déposèrent à terre ; coiffée encore de la rouge fleur de pavot et maintenant toute bruissante, elle semblait une tête prophétique et devant elle les deux enfants enlacés attendaient, dans un profond silence, des légendes et des oracles. Mais tout prophète suscite l'effroi et l'ingratitude : la faible vie qui remuait dans cette figure grossière excita chez les deux enfants l'instinctive cruauté humaine : ils décidèrent d'enterrer la tête, creusèrent une petite fosse, l'y ensevelirent sans demander l'avis de la mouche captive ; au-dessus de la tombe ils érigèrent un imposant monument de cailloux.
Que peut bien annoncer cette espèce d'oracle ? (dont le souvenir invisible court tout le long du récit.) La folie des pères des enfants qui s'affrontent et se ruinent à cause du champ ? l'entêtement de l'un, la tête fêlée de l'autre ? l'apparition d'un musicien vagabond que la rumeur désigne comme l'héritier de la terre disputée mais qui, faute de preuves, ne peut faire valoir ses droits ? Quand les deux enfants se retrouvent bien plus tard, malgré la haine que se vouent les deux familles, le violoneux les surprend dans les champs et les harangue, bourdonnant et noir, juché sur un tas de cailloux envahi de coquelicots.