Le jour où Henri entreprend de vivre de son art et essaie en vain de vendre ses tableaux, il comprend son échec. Ses ressources s'épuisent malgré les envois maternels. Il se résout à des besognes d'ouvrier. Cependant il apprend par un compatriote quelle vie économe et laborieuse sa mère mène là-bas au pays.
Elle reste assise tout le jour à sa fenêtre et file. Elle file tous les ans que Dieu fait, comme si elle avait sept filles à doter, afin d'amasser quelque chose en attendant, comme elle dit, et afin que son fils trouve au moins assez de toile pour toute sa vie et pour toute sa maison. (...)
Parfois, elle appuie, pour se reposer, la tête sur sa main et elle fixe les yeux au loin sur la campagne, par-dessus les toits ou vers les nuages. Mais au crépuscule, elle arrête son rouet et demeure ainsi, assise dans l'obscurité, sans allumer de lumière, et quand la lune ou un rayon de lumière étranger tombe sur sa fenêtre, on peut être sûr de l'y voir immobile, les regards perdus dans l'espace, toujours de la même façon.
C'est un autre spectacle vraiment mélancolique, quand elle expose ses lits au soleil. Au lieu de les transporter, avec l'aide des voisins, sur notre place où est la grande fontaine, elle les traîne sur le haut toit noir de votre maison, elle les étend sur le versant ensoleillé, va et vient vivement sur la pente du toit, sans souliers, il est vrai, mais en s'avançant jusqu'au bord ; elle bat coussins et traversins, les retourne, les secoue et se démène si seule, là-haut sous le grand ciel, que cela paraît tout à fait téméraire et singulier, surtout quand elle s'arrête, et la main sur les yeux, debout en plein soleil, regarde au loin.
Sa mère se présente à lui plus tard dans un rêve compliqué de retour au pays, où la maison de son enfance lui apparaît bizarrement en partie retournée comme un gant.
(...) En levant les yeux vers la maison, je remarquai pour la première fois son aspect étrange. Semblable à un ancien et noble ouvrage d'ébénisterie et de lambrissage, elle était bâtie toute entière en bois de noyer sombre, avec d'innombrables corniches, caissons, panneaux et galeries, le tout du travail le plus fin et poli comme un miroir. C'était, à proprement parler, l'intérieur d'une maison tourné vers le dehors. Sur les corniches et les galeries s'alignaient des pots et des gobelets antiques en argent, des vases de porcelaine et de figurines de marbre. Les vitres de cristal étincelaient d'un mystérieux éclat sur un fond sombre, entre des portes de chambre ou d'armoires en bois veiné où s'enfonçaient des clés d'acier brillant. Par dessus cette singulière façade, la voûte bleu sombre du ciel ; un soleil à demi-voilé de nuit se jouant sur la splendeur profonde du bois de noyer, sur les pots en argent et les vitres.
Je vis en outre que des escaliers richement sculptés conduisaient aux galeries supérieures et j'y montai, cherchant un accès. (...) Je m'avançai contre une des fenêtres et portai la main à ma tempe, pour chasser le reflet de la vitre de cristal. Alors mon regard plongea, non dans une chambre, mais dans un charmant jardin plein de soleil et je crus y voir ma mère, rayonnante de jeunesse et de beauté, se promener parmi les fleurs, revêtue d'habits de soie. Je voulus ouvrir la fenêtre et l'appeler, mais je ne découvris ni crémone ni bouton, car c'est à l'extérieur de la maison que j'étais, bien que j'eusse vue sur un jardin, comme de l'intérieur. Je me trouvai finalement debout contre une paroi richement lambrissée, sur une corniche qui offrait à peine à mes pieds un espace suffisant (...).
(Keller - Henri le Vert, trad. La Flize)