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  • Refermé

    Les instruments de la musique civile, par Chardin.

    (Ne dirait-on pas que toute la composition repose sur la touche du ton le plus vif, celle qui forme la tranche du livre posé à plat, un peu plus bas que le centre du tableau ? Les deux traits verts de la couverture l’isolent du rose du tambourin et de la pourpre du tapis ; ici, pour que la couleur perce le poudroiement épars, les tons dissous  se concentrent. Rouges, bruns, bleus, cuivre et vert-de-gris se recueillent dans l’étroite bannière horizontale.
    Le volume fermé est le terme plein qui s’oppose aux vides béant par les ouïes du violon ou par les pavillons de la clarinette et du cor. Et tout le bric-à-brac des instruments et des accessoires se reploie dans son resserrement. Le ruban déroulé est pressé comme marque-page, les partitions étalées rentrent dans l’obscurité close. Le silence rutile.)

  • L'empereur absent

    Extraordinaire récit des dernières années de Tibère par Tacite : l’empereur quitte Rome "pour ne plus y revenir". Il dirige l’empire depuis son repaire de Capri (île sans port).

    Je suis porté à croire que cette solitude lui plut, parce que l'île, sans aucun port, offre à peine quelques lieux de refuge aux bâtiments légers, et qu'on ne peut y aborder sans être aperçu par les gardes.

    Cependant, à certains moments, l’empereur quitte sa retraite et s’approche de la Ville, rôdant comme un charognard autour d’une proie, mais

    (…) Tibère, loin de venir jamais au conseil public, ne vint pas même dans Rome. Tournant autour de sa patrie, presque toujours par des routes écartées, il semblait à la fois la chercher et la fuir.

    Paradoxalement l’éloignement (plus ou moins grand) de l’empereur ne diminue pas sa puissance.  Il règne par lettres.  Il déjoue les complots, il prononce des jugements. Ses messages sont lus devant le sénat. Une mention indirecte peut marquer une condamnation à mort :

    Le consulaire C. Galba et les deux Blaesus finirent volontairement leurs jours: Galba, sur une lettre sinistre où l'empereur lui défendait de se présenter au partage des provinces; les Blaesus, parce que des sacerdoces promis à chacun d'eux pendant la prospérité de leur maison, ajournés depuis ses malheurs, venaient enfin d'être donnés à d'autres comme des dignités vacantes. C'était un arrêt de mort; ils le comprirent et l'exécutèrent.

    Ce singulier pouvoir à distance s’accorde avec la pratique du suicide par les Romains ; de même que le prince agit sans être présent, l’arrêt de mort, ici, est accompli avant d’avoir été proféré.

  • Le nom oublié

    Pison est convaincu de complot et accusé d’avoir empoisonné Germanicus. Il se donne la mort.

    Le prince (Tibère) (…) ne voulut pas que le nom de Pison fût rayé des fastes, puisqu'on y maintenait celui de Marc-Antoine, qui avait fait la guerre à la patrie, celui de Julius Antonius, qui avait porté le déshonneur dans la maison d'Auguste. II sauva Marcus de l'ignominie, et lui laissa les biens paternels. J'ai déjà dit plusieurs fois que Tibère n'était point dominé par l'avarice; et la honte d'avoir absous Plancine le disposait à la clémence. Valerius Messalinus proposait de consacrer une statue d'or dans le temple de Mars Vengeur, Caecina Severus d'élever un autel à la Vengeance; César s'y opposa: "Ces monuments, disait-il, étaient faits pour des victoires étrangères; les malheurs domestiques devaient être couverts d'un voile de tristesse." Messalinus avait opiné aussi pour que Tibère, Augusta, Antonia, Drusus et Agrippine (1) reçussent des actions de grâces comme vengeurs de Germanicus. Il n'avait fait aucune mention de Claude (2), et L. Asprenas lui demanda publiquement si cette omission était volontaire: alors le nom de Claude fut ajouté au décret. Pour moi, plus je repasse dans mon esprit de faits anciens et modernes, plus un pouvoir inconnu me semble se jouer des mortels et de leurs destinées. Certes, le dernier homme que la renommée, son espérance, les respects publics, appelassent à l'empire, était celui que la fortune tenait caché pour en faire un prince.

    (Tacite, Annales III, 18)

    (1) respectivement l’empereur, sa mère, la mère, le beau-frère et la veuve de Germanicus.
    (2) frère de Germanicus, qui sera empereur

  • Rossini, Mozart, Beethoven

    Concert, salle Pleyel.

    Vingt-quatrième concerto pour piano de Mozart.

    (Je crois avoir lu, il y a fort longtemps, une singulière présentation de l’œuvre que je découvrais alors (parmi les premières) et l’image ne s’est pas effacée depuis. Ce n’était pas seulement le plus beau ou le plus dramatique des concertos de Mozart et une des plus magistrales créations du compositeur : l’ouvrage tenait une place insigne dans l’histoire de la musique, ou mieux de l’esprit. Ici on pouvait entendre pour la première fois (ne me demandez pas comment) que le devenir historique s’était rendu sensible à l’homme. Etait-ce dans les coups de boutoir du premier mouvement, dans la grâce faussement naïve du larghetto ou bien dans les variations du finale ? je ne sais pas : il ne fallait pas distinguer. A la fin du siècle des lumières, à la veille de bouleversements majeurs, l’homme ajoutait au sentiment de sa propre mortalité la conscience de la caducité du système social ou spirituel qui l’englobe et de ses transformations. Et la découverte était source de terreur ou d’euphorie).

  • The horror (2)

    "Libo Drusus, de la maison Scribonia, fut accusé de complots contre l'ordre établi."

    Aux accusateurs, Catus et Trio, s'étaient joints Fonteius Agrippa et C. Vibius. Tous quatre se disputaient à qui signalerait son éloquence contre l'accusé. Enfin Vibius, voyant que personne ne voulait céder, et que Libo était sans défenseur, déclare qu'il se bornerait à exposer l'un après l'autre les chefs d'accusation. Il produisit des pièces vraiment extravagantes: ainsi Libo s'était enquis des devins "s'il aurait un jour assez d'argent pour en couvrir la voie Appienne jusqu'à Brindes."  Les autres griefs étaient aussi absurdes, aussi frivoles, et, à le bien prendre, aussi dignes de pitié. Cependant une des pièces contenait les noms des Césars et des sénateurs, avec des notes, les unes hostiles, les autres mystérieuses, écrites, selon l'accusateur, de la main de Libo. Celui-ci les désavouant, on proposa d'appliquer à la question ceux de ses esclaves qui connaissaient son écriture; et, comme un ancien sénatus-consulte défendait qu'un esclave fût interrogé à la charge de son maître, le rusé Tibère, inventeur d'une nouvelle jurisprudence, les fit vendre à un agent du fisc, afin qu'on pût, sans enfreindre la loi, les forcer à déposer contre Libo. Alors l'accusé demanda un jour de délai; et, de retour chez lui, il chargea son parent, P. Quirinius, de porter à l'empereur ses dernières prières.

    On lui répondit de s'adresser au Sénat. Cependant sa maison était environnée de soldats. Déjà on entendait le bruit qu'ils faisaient dans le vestibule: on pouvait même les apercevoir. En cet instant Libo, qui cherchait dans les plaisirs de la table une dernière jouissance, n'y trouvant plus qu'un nouveau supplice, demande la mort, saisit les mains de ses esclaves, y met son épée malgré eux.  Ceux-ci reculent effrayés et renversent la lumière placée sur la table. Au milieu de ces ténèbres, qui furent pour lui celles du tombeau, Libo se porta deux coups dans les entrailles. Ses affranchis accoururent au cri qu'il poussa en tombant, et les soldats, le voyant mort, se retirèrent. L'accusation n'en fut pas poursuivie avec moins de chaleur dans le sénat, et Tibère jura qu'il aurait demandé la vie de l'accusé, tout coupable qu'il était, s'il ne se fût trop hâté de mourir.

    (Tacite, Annales, II 30-31)

  • The horror

    Germanicus franchit les frontières de l’empire et, pénétrant en territoire ennemi, s’approche de l’endroit où ont été vaincues quelques années auparavant les légions de Varus (cette bataille n’entre pas dans la période couverte par les Annales, son évocation est seulement rétrospective).

    Les Bructères mettaient en cendres leur propre pays. L. Stertinius, envoyé par César (Germanicus) avec une troupe légèrement équipée, les battit ; et, en continuant de tuer et de piller, il retrouva l'aigle de la dix-neuvième légion, perdue avec Varus. Ensuite l'armée s'avança jusqu'aux dernières limites des Bructères, et tout fut ravagé entre l'Ems et la Lippe, non loin de la forêt de Teutbourg, où, disait-on, gisaient sans sépulture les restes de Varus et de ses légions.

    César éprouva le désir de rendre les derniers honneurs au chef et aux soldats ; et tous les guerriers présents furent saisis d'une émotion douloureuse en songeant à leurs proches, à leurs amis, aux chances de la guerre et à la destinée des humains. Caecina est envoyé en avant pour sonder les profondeurs de la forêt, et construire des ponts ou des chaussées sur les marécages et les terrains d'une solidité trompeuse ; puis l'on pénètre dans ces lieux pleins d'images sinistres et de lugubres souvenirs. Le premier camp de Varus, à sa vaste enceinte, aux dimensions de sa place d'armes, annonçait l'ouvrage de trois légions. Plus loin un retranchement à demi ruiné, un fossé peu profond, indiquaient l'endroit où s'étaient ralliés leurs faibles débris. Au milieu de la plaine, des ossements blanchis ; épars ou amoncelés, suivant qu'on avait fui ou combattu, jonchaient la terre pêle-mêle avec des membres de chevaux et des armes brisées. Des têtes humaines pendaient au tronc des arbres ; et l'on voyait, dans les bois voisins, les autels barbares où furent immolés les tribuns et les principaux centurions. Quelques soldats échappés à ce carnage ou qui depuis avaient brisé leurs fers, montraient la place où périrent les lieutenants, où les aigles furent enlevées. (…)

    Ainsi les soldats présents sur le théâtre du désastre recueillaient, après six ans, les ossements de trois légions (…).

    (Tacite, Annales I, 60-62. Trad. Burnouf)

    (On pourrait appeler tout ce  passage le Heart of Darkness de l’Antiquité).

  • Musicologie

    Dans mon rêve, je visite une exposition consacrée à une période encore relativement méconnue de la carrière d'Alban Berg ; y sont présentées les compositions qu'il réalisa pour la télévision dans les années 60, musiques d'accompagnement pour des animations ou des films. La première salle, en guise de préambule, je crois qu'il s'agit encore d'une oeuvre de son maître, Schönberg, "les poèmes du feu", adaptée pour un dessin animé. Dans la deuxième salle, les écrans font voir un documentaire sur la faune sous-marine,  images vivement colorées et un peu floues : bruits sourds, métalliques et feutrés. Dans la troisième, aux murs noirs ou bruns, des plaques de marbre antiques ("slabs"), longues comme des planches et fixés par des crochets. Des fragments d'inscriptions en lettres capitales ou bien  le bas de scènes gravées, la frange d'une toge, le bout d'un bâton et des pieds nus ou chaussés de sandales.