Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • El verdugo (2)

    (L’officier) crut entendre le sable des allées crier sous le pas léger d'une femme. Il retourna la tête et ne vit rien ; mais ses yeux furent saisis par l'éclat extraordinaire de l'Océan. Il y aperçut tout d'un coup un spectacle si funeste, qu'il demeura immobile, de surprise, en accusant ses sens d'erreur. Les rayons blanchissants de la lune lui permirent de distinguer des voiles à une assez grande distance. (…)
    (…) la main de Clara saisit la sienne.
    – Fuyez ! dit-elle, mes frères me suivent pour vous tuer. Au bas du rocher, par là, vous trouverez l'andalou de Juanito. Allez !

    ........................................................................

    Clara s'élança la première vers son frère. – Juanito,  lui dit-elle, aie pitié de mon peu de courage, commence par moi.
    En ce moment, les pas précipités d'un homme retentirent. Victor arriva sur le lieu de cette scène. Clara était agenouillée déjà, déjà son cou blanc appelait le cimeterre. L'officier pâlit, mais il trouva la force d'accourir.
    – Le général t'accorde la vie si tu veux m'épouser, lui dit-il à voix basse.
    L'Espagnole lança sur l'officier un regard de mépris et de fierté.
    – Allons, Juanito ! dit-elle d'un son de voix profond.
    Sa tête roula aux pieds de Victor.

    Clara accourt pour sauver Victor Marchand ; à son tour, au moment suprême, l’officier se précipite pour soustraire la jeune femme à son supplice. Au lieu de l’éclat extraordinaire de l’océan, son regard découvre le métal du cimeterre (et l’un et autre indiquent une mort imminente).

  • Symétrie rompue

    El Verdugo, nouvelle de Balzac. Pendant les guerres napoléoniennes, l’armée française se venge atrocement d’un piège tendu par une famille d’aristocrates espagnols.

    Les deux parties du récit ont le même centre : la terrasse du château des Léganès, au-dessus de la ville de Menda. Dans la première scène, la terrasse est un observatoire d’où se découvre un paysage nocturne d’abord idyllique puis rempli de menace ; dans la dernière, la vue est close, le lieu est désormais refermé sur le supplice qui s’y déroule (dans le premier temps, l’officier français s’échappe en sautant à travers les rochers que surplombe la terrasse ; dans le second, la marquise se tue en s’y précipitant).

    Deux groupes s’affrontent : l’armée d’occupation française, les nobles espagnols ; des uns aux autres, deux go-between: le jeune officier Victor Marchand, fils d’épicier, et Clara, fille du marquis de Léganès, grand d’Espagne.

    Dans la première scène, Clara sauve la vie de l’officier en venant l’avertir alors que ses frères s’apprêtent à le tuer ; mais la symétrie est rompue lorsque, dans la seconde partie, Clara refuse l’échappatoire que Marchand lui offre : la vie sauve sous la condition de leur mariage. Le principe aristocratique l’emporte sur le principe égalitaire. Le héros cesse d’être le jeune officier français, qui disparaît du récit, en faveur du frère de Clara. Il a consenti, selon les désirs des siens, au marché atroce qu’a fait le général français : il sera le bourreau de sa propre famille en échange de la survie du nom qu’il porte.

  • Petits travaux

    On voit que Joubert cherche à plaire dans sa correspondance. (…) C’est pour ainsi dire une revanche de l’ambition que le désir de plaire à ses amis. Et ceux qui ont renoncé à être célèbres, comme Joubert, parce que l’insuffisance de leur santé et peut-être de leur génie, un manque de volonté et d’impulsion les empêchait d’y travailler, sont au contraire excités à de petits travaux, presque de circonstance, pour faire éclater leur mérite aux yeux de jeunes gens de leurs amis dont ils aimeraient être admirés. Et il y a ainsi chez Joubert une rareté qui exprime à sa manière la solitude (l’inspiration, le moment où l’inspiration prend contact avec soi-même, où la parole intérieure n’a plus rien de la conversation et nie l’homme en tant qu’être causeur et discuteur) et malgré cela quelque chose de perpétuellement social, tout aux lettres, aux conversations, aux retours sur sa propre personne à lui Joubert, sur la vie conçue comme faite pour la société (…)

    (Proust, Essais et articles : [Joubert])

  • Indiscrétions

    A Florence, fin décembre et début janvier, notre chemin a croisé plusieurs fois celui de l’académicien ***. Nous avons réveillonné à quelques tables de distance dans la même trattoria, près de l’église du Carmine, oltr’Arno. Le dimanche soir suivant, nous prenions le même vol retour que lui. Et le matin de ce jour-là, nous l’avons vu parcourir rapidement la galerie de peinture du Palazzo Pitti. Photographiant une madone de Sustermans. Indiquant à son compagnon la Vierge à la chaise de Raphaël : « tableau très célèbre ». S’arrêtant devant une Assomption d’Andrea del Sarto : « ce ne sont pas des nuages, c’est de la fumée ».

  • "Monsieur"

    Malgré tout, la fêlure se fit entre les parties passagères de son oeuvre et les formes d'art qui suivirent. J'en eus l'impression la plus nette pendant le banquet où M. Poincaré décora M. de Goncourt, auquel l'émotion coupait la voix. Les "naturalistes" présents ne cessaient de proclamer : "C'est un très grand bonhomme, le père Goncourt", et les toasts débutaient tous par les mots : "Maître", "cher maître", "illustre maître". Vint le tour de M. de Régnier, qui devait parler au nom du symbolisme. On sait combien l'infinie délicatesse qui a dirigé toute sa vie s'enveloppe quelquefois, quand il parle, de cristalline frigidité. On peut dire en effet que cette atmosphère surchauffée où bouillonnaient les "maître" et "cher maître" fut brusquement refroidie quand M. de Régnier, debout, commença par ce mot "Monsieur". Il dit ensuite au nouveau légionnaire qu'il aurait voulu porter sa santé dans une de ces coupes japonaises aimées du maître d'Auteuil. On devine aisément les phrases et ravissantes et parfaites dont M. de Régnier sut décorer cette coupe japonaise. Malgré tout, le glacial "monsieur" du début donnait, dans les phrases mêmes qui suivirent, l'impression moins d'une coupe qu'on tend que d'une coupe qu'on brise. Il me sembla que c'était la première fêlure.

    (Proust, Essais et articles : "Les Goncourt devant leurs cadets : M. Marcel Proust")

  • Mahler

    Sixième de Mahler, au théâtre du Châtelet.

    (Les fameux coups de marteau du finale : l’instrument n’en est pas un, un maillet contre une planche, et le coup outrepasse l’orchestre. Ils ponctuent certes les grandes oscillations du balancier musical mais ils semblent alors non pas sortir de la masse sonore mais y entrer, s’y imprimer. Chaque coup affole l’orchestre comme un fouet (et le troisième, celui qui fut supprimé, mille fois plus fort, à peu de temps, l’abat). Les harpes craquent, les cordes soufflent sans voir, les cloches des troupeaux passent nocturnement en coulisse. L’orchestre titube comme un géant. Mais un sursaut, un assaut rassemblent ses forces, les portent jusqu’à la plus grande affirmation. Alors le coup tombe : qu’il soit foudre divine, châtiment de tout orgueil, ou le signe physique de la mort, simple ponctuation du non-être – la troisième fois, la musique finit, ayant bu la goutte de néant qui manque à la mer.)

  • Une vérité

    Une vérité clairement comprise ne peut plus être écrite avec sincérité. Le poète qui a compris par l'intelligence ce qu'il veut écrire est comme un homme qui jouerait la surprise pour ce qu'il sait très bien.

     

    (Proust, Essais et articles : [Senancour, c'est moi])