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  • "Criant le mot de liberté"

    Florence comptait alors en ses murs beaucoup de mécontents, et au-dehors beaucoup de fuorusciti [bannis] (...) Ces bannis (...) se rendirent à Florence le 4 du mois d'août 1397 (...) Ils s'avancèrent vers le Mercato Vecchio où ils abattirent un citoyen du parti de leurs ennemis. Voulant alors faire naître l'émeute, ils appelèrent le peuple aux armes, firent entendre les cris de liberté, de mort aux tyrans, et se dirigeant vers le Marché Neuf, ils abattirent une deuxième victime en haut de Calimala. Ils continuèrent leur route en poussant les mêmes cris ; mais voyant que personne ne prenait les armes, ils se retirèrent vers la loggia della Nighittosa. (...)

    Ces discours, quoique fondés, n'émurent aucunement la multitude, soit qu'elle eût peur, soit que les deux meurtres précédents eussent rendu les meurtriers odieux. Les boutefeux, voyant que leurs paroles et leurs actions n'avaient produit aucun effet, jugèrent, mais trop tard, combien il est dangereux de chercher à rendre libre un peuple qui veut absolument être esclave.

    (Machiavel, Histoires florentines -- III, 27)

    On était arrivé au grand jour de la Saint-Jean-Baptiste, jour où faisait son entrée à Gênes Arismino, nouveau gouverneur envoyé par Visconti ; il avait déjà pénétré dans la ville, accompagné d'Opicinino, son prédécesseur, et de beaucoup d'autres Génois, lorsque Spinola, jugeant qu'il n'y avait pas un moment à perdre, sortit de chez lui en armes, et, suivi de ses complices, se porta sur la place qui est devant son palais, en criant le mot de liberté. Ce fut une chose admirable de voir avec quelle ardeur les citoyens, le peuple tout entier, accoururent à ce mot-là.

    (Ibidem -- V, 7)

    Quand il fut introduit avec ses gens armés, ils opérèrent leur jonction, pour se partager aussitôt en deux groupes : l'un ayant à sa tête Salvestro de Prato, s'empara de la citadelle ; l'autre, commandé par Bernardo, se saisit du palais et confia à quelques-uns des siens la garde de Cesare Petrucci et de toute sa famille. Là-dessus, ils se mirent à faire grand vacarme, courant les rues en les faisant retentir du cri de liberté.

    (...) Ces discours n'ébranlèrent point les Huit ; ils répondirent à Bernardo qu'ils ignoraient si Florence était libre ou esclave ; que cela ne les regardait point ; que de leur côté, ils ne désiraient point d'autre liberté que celle de bien servir le même gouvernement que les Florentins qui ne leur avait jamais fait de tort et contre lequel ils n'avaient nul motif de prendre les armes (...)

    (Ibidem -- VII, 26) 

     

  • Le nom des conspirateurs

    Agnolo Acciaiuoli, archevêque de Florence, avait beaucoup prôné auparavant les actions du duc, et lui avait concilié la faveur populaire ; mais lorsqu'il le vit maître de cette ville et qu'il connut ses manières tyranniques, il crut avoir trompé sa patrie et ne pouvoir réparer sa faute qu'en employant à guérir cette blessure la main qui l'avait faite. Il se mit à la tête de la première et de la plus grande conjuration, dans laquelle étaient entrés les Bardi, les Rossi, les Frescobaldi, les Scali, les Altoviti, les Magalotti, les Strozzi et les Mancini. Les principaux agents de l'une des deux autres étaient Manno et Corso Donati, et avec eux les Pazzi, les Cavicciulli, les Cerchi et les Albizzi. Les plus importants de la troisième étaient Antonio Adimari, Medici, Bordoni, Ruccellai et Aldobrandi.

    (...)
    Il ne fallut guère de temps que les trois conjurations s'entre-découvrissent : on convint de provoquer une émeute dans le Vieux Marché, dès le lendemain, qui était le 26 juillet 1343, et aussitôt de s'armer et d'appeler le peuple à la liberté. 

    (Machiavel, Histoires florentines -- trad. T Guiraudet et E Barincou)

  • Chostakovitch, Mahler

    Concert au théâtre des Champs-Elysées.

    (Début du dernier mouvement de la neuvième de Chostakovitch ; une ponctuation de cuivre, vents et cymbales, prolongée par le frémissement imperceptible des altos : voilà le silence de l'aube ouvert pour le chant du basson.)

    (Quatrième de Mahler :

    Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fais rougir.
    Il y a une horloge qui ne sonne pas.

    Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.

    Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. A l'issue du Ruhevoll, nous avons vidé la boîte et, en avançant, semé tous les joujoux, nous avons traversé la longue après-midi, le pays plein de repos et d'ombres, nous avons rejoint les violons vibrant derrière les collines et poursuivi jusqu'après les lointains pleins de lumière ; après la nuit et le jour, nous voilà certes arrivés dans l'outre-monde, dans le temps trop heureux d'une enfance ultérieure. "Wir geniessen die himmlischen Freude".)

  • Bellérophon

    Bellérophon, de Lully, à la Cité de la musique.

    (La méchante Sténobée, reine d'Argos, poursuit le héros Bellérophon de son amour néfaste. Le personnage n'est pas sans rappeler la Phèdre de Racine : dans ce passage surtout où elle découvre que Bellérophon qu'elle croyait indifférent à toutes en aime une autre qu'elle : Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi ! 
    Plus intéressante peut-être la lumière en retour qu'elle projette sur Phèdre : comme Sténobée fait naître la monstrueuse Chimère pour détruire le héros, Phèdre, presque magicienne, suscite le monstre marin qui provoque la mort d'Hippolyte.)

    (Je me souviens d'avoir vu l'interprète de Sténobée chanter Mélisande il y a quelques années au musée d'Orsay. J'ai encore dans l'oreille sa façon de prononcer les dernières paroles de la pauvre mère, devant son enfant : je ne les ai jamais entendu si bien dites, Elle ne rit pas... Elle est petite... Elle va pleurer aussi... J'ai pitié d'elle... avec une froideur plus bouleversante que tous les attendrissements.)

    (Bellérophon s'apprête à combattre la Chimère non pour vaincre mais pour mourir, car l'oracle a prédit que seul un fils de Neptune tuerait le monstre et que le vainqueur épouserait la fille du roi, que Bellérophon aime (il ne sait pas encore que son père est le dieu marin). Le héros chante un bel air qui s'achève par
    Quand on a perdu ce qu'on aime
    Il ne reste plus qu'à mourir 
    Je reconnais alors celui qui chantait David dans le David et Jonathas de Charpentier, il y a un lustre, dans la même salle. C'est la dernière scène : David vient de perdre son ami ; il reste immobile alors que derrière lui éclate un choeur triomphal qui célèbre sa victoire. Ses dernières paroles, qu'on a cessé d'entendre, retentissent encore :)
    J’ai perdu ce que j’aime
    Pour moi Tout est perdu 

  • Voyage en Angleterre

    Une carte sous les yeux : avant de déterminer où nous irons, essayons de savoir où nous sommes... Orange, jaune et violet indiquent les principales zones d'intérêt ; le blanc les étendues anodines ou étrangères. Quel itinéraire avons-nous suivi ? le trait entortillé passe un estuaire. Qu'est-il écrit ici ? une abréviation dont la légende ne dit rien : quelque chose en anglais comme "pont à chaussées séparées", "voie à un seul sens", "gestion alternée du trafic" ?

    Ici, sommes-nous loin de la mer ? En aucun point du pays le rivage n'est distant de plus d'une centaine de kilomètres (ce qui nous enchante, comme si la mer devait toujours faire notre bonheur). Dans l'hypothèse où, allant au Nord, nous nous sommes bien engagés dans cet étranglement, nous devrions voir la côte à droite et à gauche. La route suspendue contourne une énorme basilique dressée sur une éminence. Le chantier est resté inachevé au dix-neuvième siècle. La couverture de la nef manque.

  • Exorcismes

    Apparitions, mauvais présages, météores prodigieux, sorcières et revenants : l’auteur de la saga de Snorri montre un goût prononcé pour le fantastique. Mais ces phénomènes ne sont pas pour lui l’occasion de hausser le ton : les événements surviennent et sont décrits avec le même flegme narratif, la même neutralité, que les nombreuses scènes de combat ou que les recensions d’itinéraires ou de généalogies.  Hommes et spectres sont de plain-pied au point que, pour conclure la grande affaire de sorcellerie qui frappe la famille de Kjartan, les hommes se débarrassent des revenants en leur intentant un procès, selon toutes les formes requises.

    Ou encore cette autre sorte d'exorcisme : 

    Ce même soir à Froda, après que Thoroddr eut quitté la maison, on fit des feux et quand les gens se furent assis, ils virent une tête de phoque monter de la fosse à feu. Ce fut une servante qui s'assit la première et qui vit cette merveille. Elle prit un gourdin qui se trouvait à la porte et frappa le phoque à la tête. Il se dressa sous le coup (...). Alors, un domestique alla rosser le phoque, mais celui-ci se redressa à chaque coup jusqu'à ce qu'il tînt droit sur la nageoire caudale. Alors, le domestique tomba évanoui. (...) Alors le garçon Kjartan bondit, ramassa un gros frappe-devant et tapa sur la tête du phoque. C'était un fameux coup, mais le phoque secoua la tête et regarda alentour. Kjartan donna coup sur coup, et le phoque redescendit alors, comme si l'on enfonçait un clou. Il le frappa jusqu'à ce que le phoque fût descendu si bas qu'il tapait en même temps sur le sol et sur sa tête.

     

  • Attendrissement

    (…) dès que Thuridr arriva à Froda (auprès son mari, Thoroddr), Björn, fils d’Asbrandr, prit l’habitude d’y venir, et tout le monde disait qu’il avait séduit Thuridr.

    Les intrigues sentimentales ne sont pas absentes des sagas islandaises mais ne dessinent en général qu’un motif secondaire dans la trame du récit. La Saga de Snorri le Godi obéit  à la norme ; certes les "amours" de Björn et Thuridr courent tout au long de l’œuvre mais, mis bout à bout, les passages qui s’y rattachent tiendraient en quelques pages (et moins encore si on laisse de côté la description de combats où s’affrontent le mari offensé et le séducteur, ou leurs partisans.)

    (Après un combat interrompu avec Thoroddr Björn est condamné à l’exil). Björn fut banni pour trois hivers : il s’en alla l’été même. Et ce même été, Thruridr donna le jour, à Froda, à un garçon qui fut nommé Kjartan. Il grandit à la maison, à Froda, et fut de bonne heure grand et prometteur.

    (Quelques années plus tard, à son retour en Islande, Björn se rend à un grand rassemblement). Thuridr la maîtresse de Froda s’y trouvait. Björn entra en conversation avec elle et personne ne s’en étonna. On pensait qu’il fallait s’attendre à ce qu’ils aient beaucoup à se dire, tant leur séparation avait été longue. Pendant la journée, il y eut des hommes qui se battirent. Un homme du nord [de l’île] y fut blessé à mort. On le transporta sous un buisson qui se trouvait sur le banc de sable. Sa blessure saignait abondamment, et il y eut une mare de sang sous le buisson. Le garçon Kjartan, le fils de Thuridr de Froda, se trouvait là. Il avait une petite hache à la main. Il courut au buisson et trempa sa hache dans le sang.

    (Sur le chemin du retour, Björn s’attendrit : J’ai vu le garçon / Tout à fait mon portrait).