Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Ecrit sur le front

    - Enfant ! vous êtes à l'entrée de la vie, reprit-elle en saisissant la main d'Eugène (de Rastignac), vous trouvez une barrière insurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vous l'ouvre, et vous reculez ! Mais vous réussirez, vous ferez une brillante fortune, le succès est écrit sur votre beau front.

    Ici un jeune homme ne devient riche que grâce à sa maîtresse ou par un mariage. Vautrin offre à Rastignac de réussir par la seconde voie. Pour cela il suffit que l'étudiant réponde à l’amour de la pauvre demoiselle Taillefer, obscure et sans dot. Un complice tuera en duel le frère unique de la jeune fille. Alors, le père se réconciliera avec la  fille qu’il a reniée et celle-ci deviendra un parti considérable.
    Rastignac n’accepte pas la proposition mais il fait tout de même un brin de cour à mademoiselle Taillefer. Cependant :

    - L'affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nos deux dandies se sont piochés. Tout s'est passé convenablement. Affaire d'opinion. Notre pigeon a insulté mon faucon. A demain, dans la redoute de Clignancourt. A huit heures et demie, mademoiselle Taillefer héritera de l'amour et de la fortune de son père, pendant qu'elle sera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurré dans son café. N'est-ce pas drôle à se dire ? Ce petit Taillefer est très-fort à l'épée, il est confiant comme un brelan carré ; mais il sera saigné par un coup que j'ai inventé, une manière de relever l'épée et de vous piquer le front. Je vous montrerai cette botte-là, car elle est furieusement utile.

    Comme Rastignac veut avertir la victime, Vautrin lui verse un somnifère.

    En plaçant la tête de l'étudiant sur la chaise, pour qu'il pût dormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, en chantant :
       Dormez, mes chères amours !
       Pour vous je veillerai toujours.

    (Balzac – Le Père Goriot).

  • Tresse

    Eugène approcha son oeil de la serrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé de travaux qui lui parurent trop criminels pour qu'il ne crût pas rendre service à la société en examinant bien ce que machinait nuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sans doute avait attaché sur la barre d'une table renversée un plat et une espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câble autour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une si grande force qu'il les tordait vraisemblablement pour les convertir en lingots. - Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, à l'aide de cette corde, pétrissait sans bruit l'argent doré, comme une pâte. Mais serait-ce donc un voleur ou un recéleur qui, pour se livrer plus sûrement à son commerce, affecterait la bêtise, l'impuissance, et vivrait en mendiant ? se dit Eugène en se relevant un moment. L'étudiant appliqua de nouveau son oeil à la serrure. Le père Goriot, qui avait déroulé son câble, prit la masse d'argent, la mit sur la table après y avoir étendu sa couverture, et l'y roula pour l'arrondir en barre, opération dont il s'acquitta avec une facilité merveilleuse.

    Je n'avais pas ouvert le Père Goriot depuis le lycée mais, comme le marchand de journaux me l’a mis entre les mains, je l’ai relu ces derniers jours. Après plus de vingt ans, bien des choses m’ont paru nouvelles (soit que je n’en aie pas gardé le souvenir, soit que je ne les aie pas même remarquées à l’époque). D’autres en revanche m’étaient restées en mémoire : les apparitions fugitives des filles de Goriot, habillées comme des reines, dans les escaliers sordides de la Pension Vauquer ; et surtout la scène-énigme fameuse où Rastignac surprend par le trou de la serrure Goriot en train de tordre une vaisselle précieuse à la force du poignet.

    Le secret est vite découvert. L’origine et la destination du métal ne sont pas bien mystérieuses. On suit bientôt le lingot jusque chez l’usurier ; et la somme réalisée finit chez l’une ou l’autre des filles Goriot. On devine que le  trésor est celui que Goriot avait conservé de son ancienne vie, malgré son déménagement. (Ceci, [avait  dit alors Goriot] à madame Vauquer en serrant un plat et une petite écuelle dont le couvercle représentait deux tourterelles qui se becquetaient, est le premier présent que m'a fait ma femme, le jour de notre anniversaire. (…) j'aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que de me séparer de cela.)

    Ne reste donc que le pétrissage à main nue du métal par un vieillard, image de démesure, signe de l’amour titanesque que Goriot voue à ses filles. Mais pourquoi la vaisselle doit-elle absolument être broyée ? Le métal tordu rappelle peut-être le dernier trésor du vieillard (dont il ne sépare pas et qu’il emporte dans la tombe). C’est un médaillon avec les noms gravés des deux filles Goriot et il est attaché à un fil fait des cheveux tressés de leur mère défunte.

  • Mahler

    Salle Pleyel.

     

    La salle n’est pas bien pleine. La direction a fermé le deuxième balcon et les billets correspondants sont renvoyés à l’orchestre. Cela ne va pas sans récriminations ; les habitués rechignent aux instructions de l’ouvreur : – Vous serez mieux là.– Qu’est-ce que vous en savez ? Vous êtes acousticien, peut-être ? – Ici vous êtes tous en première catégorie. Je vous ferai remarquer que les places au second sont de 2ème, 3ème et 4ème catégories. – Et alors ? Si on préfère être là-haut ?

     

    Le replacement permet de constater qu’il y a effectivement un écho de ce côté de la salle (surtout sensible dans les épisodes ornithologiques d’ un Sourire de Messiaen où les vocalises inspirées d’un oiseau africain se trouvent confusément dédoublées). Ici on entend également les chuintements du chef qui chantonne ou qui souffle ses indications : dans le finale de la neuvième de Mahler, il lance aux seconds violons, leur demandant peut-être d’enfler davantage encore leurs eaux déjà lourdes de nostalgie,  Weh ! (A moins que ce soit le début d’un Vergeh’ ! que la musique complète). Il est sans doute tentant de former des mots sur les syllabes de cette grande voix. Mais les paroles sont ravalées par le flux plus sensible, plus fort ou plus silencieux de la musique.  (Ainsi la flûte rapide, blessée et qui ne veut pas se taire qu’on entend à la fin du premier mouvement).

  • Charpentier, Rameau

    Salle Pleyel.

    Ainsi isolés, hors du théâtre, je ne sais pas si les airs de Médée et de Phèdre donnaient toute leur mesure. Certes Médée invoquait, comme il convient, d’une voix blanche les noires divinités infernales. (Mais l’effet a été un peu gâché – peut-être ai-je mal entendu – quand, au lieu d’ "affreuses prisons", elle leur demanda de sortir de leurs "funestes affronts"). Quant à Phèdre, ses deux airs étaient séparés par des extraits des Fêtes d’Hébé, voluptueuses et sans remords. (C’est finalement cet intermède que j’ai préféré pour ses danses lumineuses et l’air d’Iphyse, avec la couleur chaude que lui donnaient l’orchestre et l’imparfait : "il chantait…")

  • Terre et ciel

    Etude pour "Hadleigh Castle", de Constable à la Tate Britain.

    La terre se délite dans l'estuaire à droite ; elle se noie dans une eau indécise et étale, mal blanchie. Mais la tour se dresse contre le jour. Elle est crevée de bas en haut et l'espace qui ouvre sa muraille est celui qui fait écumer le sol et le ciel. Le même mouvement tourne les nuages et les broussailles ; les uns avec la lumière et les autres dans l'ombre, comme ces mouettes en vol qui apparaissent négatives, blanches ou noires, selon qu'elles s'élèvent.

  • Eugène Onéguine

    A l'opéra Garnier.

    Une fois la représentation terminée, on se rappelle à peine avoir entendu chanter Onéguine, au point qu'on se demande pourquoi le titre de l'oeuvre n'est pas Tatiana et Lenski. Il est vrai que c'est bien à cause d'Onéguine que meurt le poète Lenski (même s'il n'y a pas de duel dans la mise en scène) et c'est bien d'Onéguine que s'éprend la jeune Tatiana (mais, comme le faisait remarquer mon voisin, c'est à la manière de l'Adrienne Mesurat de Julien Green, avec participation nulle de l'objet de sa passion). Une méprise semble séparer les deux personnages principaux. Lenski poursuit l'insipide Olga ; une des rares paroles d'Onéguine dont on se souvienne est justement celle-ci : pourquoi, des deux soeurs, Lenski a-t-il choisi Olga et non Tatiana ? Tatiana et Lenski se succèdent sans se voir ; la mise en scène fait cependant se croiser les deux trajectoires, en confiant à Lenski les couplets que M. Triquet chante à Tatiana. La course de l'un finit à la mort, celle de l'autre dans une espèce de paradis aristocratique pétersbourgeois assez kitsch. (Tatiana l'emporte par la grande scène nocturne où elle écrit à Onéguine ; entraînée par son audace, échauffée par le souffle des cors, elle finit par monter sur la table, faire griller les ampoules et enfoncer les fenêtres... les grands monologues des héroïnes de Strauss donneront une version sophistiquée et sublimée de cet élan).

  • Arrière-saison

    L'allée passe de la fontaine de l'Hiver à celle de l'Automne et au-delà se termine en montant à une porte latérale de l'orangerie : une des plus belles portes du monde, mais on n'entre pas. La vue qu'on a sur sa droite, arrivé là, c'est l'Italie (les bords du lac de Côme, la Villa del  Balbianello). Les palmiers en pot sont alignés le long du mur, sous l'escalier des cent marches. Au bout de l'allée de la dormeuse (nommée selon une statue d'Ariane endormie), à travers la balustrade et les troncs noirs, les eaux de la pièce des Suisses brillent sous les arbres à contre-jour.