Eugène approcha son oeil de la serrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé de travaux qui lui parurent trop criminels pour qu'il ne crût pas rendre service à la société en examinant bien ce que machinait nuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sans doute avait attaché sur la barre d'une table renversée un plat et une espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câble autour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une si grande force qu'il les tordait vraisemblablement pour les convertir en lingots. - Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, à l'aide de cette corde, pétrissait sans bruit l'argent doré, comme une pâte. Mais serait-ce donc un voleur ou un recéleur qui, pour se livrer plus sûrement à son commerce, affecterait la bêtise, l'impuissance, et vivrait en mendiant ? se dit Eugène en se relevant un moment. L'étudiant appliqua de nouveau son oeil à la serrure. Le père Goriot, qui avait déroulé son câble, prit la masse d'argent, la mit sur la table après y avoir étendu sa couverture, et l'y roula pour l'arrondir en barre, opération dont il s'acquitta avec une facilité merveilleuse.
Je n'avais pas ouvert le Père Goriot depuis le lycée mais, comme le marchand de journaux me l’a mis entre les mains, je l’ai relu ces derniers jours. Après plus de vingt ans, bien des choses m’ont paru nouvelles (soit que je n’en aie pas gardé le souvenir, soit que je ne les aie pas même remarquées à l’époque). D’autres en revanche m’étaient restées en mémoire : les apparitions fugitives des filles de Goriot, habillées comme des reines, dans les escaliers sordides de la Pension Vauquer ; et surtout la scène-énigme fameuse où Rastignac surprend par le trou de la serrure Goriot en train de tordre une vaisselle précieuse à la force du poignet.
Le secret est vite découvert. L’origine et la destination du métal ne sont pas bien mystérieuses. On suit bientôt le lingot jusque chez l’usurier ; et la somme réalisée finit chez l’une ou l’autre des filles Goriot. On devine que le trésor est celui que Goriot avait conservé de son ancienne vie, malgré son déménagement. (Ceci, [avait dit alors Goriot] à madame Vauquer en serrant un plat et une petite écuelle dont le couvercle représentait deux tourterelles qui se becquetaient, est le premier présent que m'a fait ma femme, le jour de notre anniversaire. (…) j'aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que de me séparer de cela.)
Ne reste donc que le pétrissage à main nue du métal par un vieillard, image de démesure, signe de l’amour titanesque que Goriot voue à ses filles. Mais pourquoi la vaisselle doit-elle absolument être broyée ? Le métal tordu rappelle peut-être le dernier trésor du vieillard (dont il ne sépare pas et qu’il emporte dans la tombe). C’est un médaillon avec les noms gravés des deux filles Goriot et il est attaché à un fil fait des cheveux tressés de leur mère défunte.