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  • Les Joueurs d'échecs

    Au cinéma, Les Joueurs d'échecs, de Satyajit Ray.

    Une scène de danse comme dans Le Salon de Musique. Les mouvements de la danseuse paraissent plus lents que le rythme marqué par les instruments. Deux miroirs face à face multiplient son image. Le Premier Ministre, porteur de mauvaises nouvelles, vient d'entrer. Il s'arrête en pleurs. Il attendra que la représentation soit terminée pour annoncer la catastrophe, l'ultimatum des Anglais, la suppression du royaume. Le roi, accroupi comme les musiciens aux pieds de la danseuse, ne l'a pas vu. Il caresse un chat.

    Il y a ces phrases dans Le Sud de Borges : Il se souvint brusquement que, dans le café de la rue Brasil, tout près de la maison d'Yrigoyen, il y avait un énorme chat qui, telle une divinité dédaigneuse, se laissait caresser par les clients. Il entra, le chat était là, endormi. (...) Il pensa pendant qu'il lissait le noir pelage, que ce contact était illusoire et que le chat et lui étaient comme séparés par une plaque de verre, parce que l'homme vit dans le temps, dans la succession, et le magique animal dans l'actuel, dans l'éternité de l'instant. (trad. R. Caillois)

  • Thordr le rouge et Hamundr

    L'échouage d'une baleine ; le rassemblement des moutons à l'automne ; une pâture ; l'emplacement des fosses d'aisances ; un combat de chevaux ; un jeu de balle ; un concours d'éloge ... Nombreuses les occasions de dispute chez les anciens Islandais.

    Dans la Saga des Sturlungar, Thordr le rouge et Hamundr se querellent à propos du ramassage des rameaux de saule dans la montagne. S'ensuivent combats, blessures cruelles et par le jeu des alliances et des parentés, mêlée générale lors de la grande assemblée annuelle, et mort d'hommes.

  • The Secret Sharer

    Ces jours-ci je relis The Secret Sharer (le compagnon secret ?) de Conrad. J'ai l'impression que cette nouvelle prend son inspiration dans l'œuvre de Henry James. On connaît la méthode de celui-ci : supprimer le point de vue de l'auteur ; se limiter à la compréhension des faits qui peut être celle des personnages ; laisser inconnues leurs motivations jusqu'à atteindre la plus parfaite ambiguïté ; suggérer, sans décider, plusieurs interprétations pour les mêmes circonstances. Ce jeu est particulièrement pervers dans ses histoires de fantômes puisqu'il conduit à s'interroger, par exemple, sur la "réalité" des apparitions vues par la gouvernante dans Le Tour d'écrou. Mais c'est à une autre de ses histoires que je pense : The Jolly Corner (la maison natale ?). La relation entre cette nouvelle et l'œuvre de Conrad est sans doute bien connue, et abondamment discutée ailleurs, mais son inscription ici me permettra de parler de deux des plus belles nouvelles qui soient.

    Le narrateur de The Secret Sharer est peut-être une incarnation de Josez Korzeniowski lui-même, un jeune capitaine qui prend pour la première fois le commandement d'un navire. Nous sommes à l'estuaire d'un fleuve d'Extrême-Orient, attendant que le vent se lève pour commencer le voyage de retour vers l'Angleterre. Le premier soir, le capitaine décide d'assurer seul le quart : espérant trouver dans le silence de la nuit les moyens de surmonter son sentiment d'étrangeté : celui d'être un intrus pour le reste de l'équipage ; de ne pas savoir encore comment communier avec son navire. Alors une apparition : comme il se penche par dessus bord pour remonter une échelle de corde oubliée, il voit dans l'eau ce qu'il croit d'abord être un cadavre sans tête, en fait un nageur aux cheveux noirs. L'inconnu est un fugitif échappé d'un navire que l'on a aperçu au loin au crépuscule. Il était aux arrêts, et attendait d'être livré à la justice à terre. Son crime est d'avoir au coeur d'une tempête, dans un moment où par un geste héroïque il assurait le salut du navire, tué un homme, un scélérat qui s'opposait à ses efforts.

    Sur le pont, dans l'obscurité, le jeune homme est à la fois un double et un fantôme (Conrad est un génie visuel ; ses images ont la puissance de visions). It was, in the night, as though I had been faced by my own reflection in the depths of a somber and immense mirror. (...) [Myself] the strange captain having a quiet confabulation by the wheel with his own gray ghost.

    Le narrateur prend le parti de son interlocuteur et décide de le cacher dans son étroite cabine à l'insu de tous. Alors commence une étrange intimité ; un jeu de cache-cache avec le reste de l'équipage ; une conversation murmurée front contre front.

    Ici on peut se souvenir de James : le fugitif est-il réel, est-il une invention du capitaine ? Si c'est une invention, néanmoins, c'est une invention rétrospective. En effet ce n'est que le lendemain que le narrateur entend par la bouche d'un tiers l'histoire de son hôte, quand le capitaine de l'autre navire vient lui rendre visite à la recherche du prisonnier évadé. Le dialogue qui suit entre les deux hommes est très jamesien : c'est un combat verbal où le narrateur triomphe parce qu'il a su rester dans le non-dit.

    L'identification entre le jeune capitaine et le fugitif grandit ; au point que le narrateur a quelquefois l'impression d'être à deux endroits en même temps, à son poste et dans sa cabine. Ce dédoublement se fait au détriment de ses relations avec le navire et avec l'équipage qui le considère de plus en plus comme un fou. (Ici on songe à ce que Conrad dit dans ses souvenirs de son travail d'écrivain : il finit pas vivre davantage avec ses personnages qu'avec ses proches. Il faudrait peut-être aussi dire un mot du Horla, mais cela fait trop longtemps que j'ai lu le récit de Maupassant).

    Enfin la nouvelle culmine dans une manœuvre dangereuse décidée par le capitaine ; il va serrer au plus près une île du golfe : que ce soit pour trouver une impulsion dans le vent de terre qui souffle le soir, ou bien pour permettre à son hôte de gagner le rivage à la nage et de poursuivre sa fuite. Et c'est dans un moment grandiose de basculement, où le navire double un cap, que le capitaine prend pour la première fois réellement possession de son navire, en même temps que l'autre disparaît dans les ténèbres, laissant comme unique trace un chapeau de paille, image négative de sa tête sombre. (En anglais il y a également un jeu dans le passage du pronom he à she, les navires étant du genre féminin dans cette langue).

    Dans la nouvelle de Henry James, The Jolly Corner, le personnage principal, Spencer Brydon, revient en Amérique après avoir passé la plus grande partie de son existence en Angleterre, comme James lui-même, né américain. Il est là pour régler des questions d'héritage. Il y prend goût et se met à rêver à ce qu'aurait été sa vie s'il avait choisi de rester à New York au lieu de s'installer en Europe. En se promenant seul dans les pièces désertées de la maison de son enfance, il est envahi peu à peu par le sentiment d'une présence. Il est convaincu qu'il s'agit d'un fantôme, un double de lui-même, celui qu'il aurait pu être. Nuit après nuit, il le poursuit à travers les escaliers et les chambres vides, jusqu'à être confronté à l'aube par une apparition horrible : le visage d'un être odieux, mauvais, vulgaire (aussi laid que Mr Hyde ou le portait de Dorian Gray). Mais ce face-à-face va mettre fin à son obsession personnelle et lui permet de se tourner vers les autres, de passer du "moi" au "tu" dans ses relations avec son amie, Mrs Muldoon.

  • Le Sud

    Je relis Le Sud de Borges. Je suis d'accord avec l'auteur quand il dit que c'est son meilleur conte. On peut le lire de deux façons : ou bien, l'envisager dans la succession comme le récit d'un accident puis la description d'un voyage de convalescence dans le Sud ; ou bien comprendre cette deuxième partie comme un rêve que le malade fait dans la clinique où il agonise. Cette interprétation n'est pas un mystère : elle est plus ou moins suggérée par le narrateur lui-même. Par ailleurs ce renvoi à une double interprétation est tout sauf extraordinaire chez Borges (l'auteur le signale régulièrement dans ses préfaces) : par exemple les nouvelles L'Aleph ou Le Zahir peuvent être lues comme des récits fantastiques ou comme les métaphores d'un chagrin amoureux.

    Le récit est peuplé d'allusions qu'un meilleur lecteur saura déchiffrer mais l'histoire est simple et terrible. Un modeste bibliothécaire aime à se rappeler la vie héroïque et violente de ses ancêtres. Ils lui ont légué une propriété dans le Sud où il ne se rend plus depuis des années. Un soir, en rentrant chez lui, pressé d'examiner un livre, il monte l'escalier dans l'obscurité sans attendre l'ascenseur (les dieux, aveugles pour les plus grandes fautes, sont sans pitié pour de simples négligences, commente Borges). Sa tête heurte quelque chose sans qu'il y prenne garde. Mais la brève suspension de la vue et de la douleur est payée ultérieurement d'un abîme de souffrance. Le blessé est transporté dans une clinique où il gît entre la vie et la mort. Alors commence le rêve : après sa guérison, le convalescent décide de partir pour sa maison du Sud. Mais le train le laisse avant destination dans une gare perdue. Pendant qu'il attend un nouveau moyen de transport, un étranger le provoque. Un personnage muet, incarnation du gaucho éternel, lui tend alors un couteau pour qu'il puisse se battre : non pas pour le sauver mais au contraire pour rendre possible un duel où il trouvera une mort certaine.

    Cette seconde partie a les couleurs du songe : les images se succèdent sans explication ; les événements même extraordinaires ne suscitent aucune surprise chez le héros ; certains traits de la réalité extérieure semblent des souvenirs (une gravure, un bol venu de l'enfance, un chirurgien). Mais à l'inverse du rêve nocturne, le récit a une cohérence et une signification claire. Il est l'expression d'un désir lucide et médité : le choix de sa propre mort ; non pas une agonie sinistre sur un lit d'hôpital mais un duel conforme à l'idéal héroïque, dans un pays de légende. Ce rêve dirigé, ce n'est rien d'autre que la littérature, écrit ailleurs Borges.

    En écrivant cela, je me souviens du film de Powell, A Matter of Life and Death. Le conte et le film partagent une même hypothèse et certains détails (la blessure à la tête, le chirurgien, la couleur rouge). Borges a-t-il voulu écrire une version pessimiste et castillane du film ? Il suffirait peut-être de confronter les dates pour mettre fin à ma rêverie. Ou bien ces deux histoires empruntent leur argument à une troisième, un modèle universellement connu, variant chacune à sa façon un thème éternel.

  • Trouble in Paradise

    Au cinéma, revu Haute Pègre. Le meilleur film de Lubitsch ?

    Si c'est vrai, c'est grâce à Kay Francis.

  • La Belle Hôtesse

    Je relis ce matin La Belle Hôtesse de Giono (dans Les Récits de la demi-brigade). Comme j'aime beaucoup (c'est peu dire), je vais essayer d'en dire quelques mots.

    Un capitaine de gendarmerie traverse, à cheval puis à pied, un paysage. Le pays est vu selon le cours du récit (une séquence après l'autre) mais aussi, par endroits, en perspective depuis une hauteur, comme dans un tableau flamand. C'est un panorama qu'on embrasse d'un seul coup d’œil et ses différents détails sont autant d'épisodes qui concourent à une histoire, à une signification (quelque chose que l'on voit en même temps dans une succession et dans une unité). Quelle est cette unité ? Le pays est un immense piège : je venais de m'apercevoir que tout les pays était truqué. Les fermes n'étaient plus des fermes, les bois n'étaient plus des bois, les routes n'étaient plus des routes, les enfants n'étaient plus des enfants, dès qu'on tombait dans ce pays, on tombait dans un appareil à tuer et à dévaliser.

    Mais le capitaine est rusé ; il ne prend rien au pied de la lettre ; il interprète chaque parole ; il invente des intrigues à double-détente (quand il prend un itinéraire détourné, il ne cherche pas à semer ses adversaires mais à le leur faire croire) ; il débusque les bandits cachés sous les oripeaux d'honnêtes commerçants. Mais il a beau maîtriser tous les codes, élaborer des théories, le fin mot lui échappe et toujours l'inattendu triomphe (c'est par exemple un coup de fusil au beau milieu des bois déserts). Tout ceci bien sûr est une métaphore de l'invention romanesque : le lecteur est comme le gendarme jeté sur les chemins à la poursuite de mystérieuses chimères (la Belle Hôtesse) ; trompé par un luxe d'indices réalistes (les détails vestimentaires, la bague au chaton en forme de cœur). Et, malgré notre méfiance et notre expérience des intrigues, lecteur et gendarme, nous finissons en pleine énigme (mais un meilleur lecteur saura peut-être l'éclaircir ?). J'ai même l'impression que l'auteur fait une apparition avant la fin, sous les traits d'un aubergiste bedonnant, aux yeux bleus, le sourire aux lèvres.

    Enfin ce qu'il y a de meilleur sans doute dans cette nouvelle, c'est le grand vent qu'on entend souffler tout du long, sans répit, depuis les rues du village jusque tout autour de l'auberge la nuit, invisible et obscur. Il est si violent qu'il a fallu décrocher l'enseigne. Il fait un tel vacarme dans les bois que nous sommes livrés, assourdis, sans défense, à l'imprévisible.

  • Gertrud

    Au cinéma, revu Gertrud, de Dreyer.

    L'ancien amant allume deux bougies de part et d'autre du miroir (qu'autrefois il a offert à Gertrud), pour une invocation – oh voir le passé s'y inscrire – mais le passé est mort puisqu'il l'a trahie ; la robe noire qu'elle a revêtue, c'est manière de deuil : elle est venue éteindre les flammes.

    Dans la haute pièce vide, Gertrud est dévorée par les chiens (chiens tissés du rêve). A côté on joue la musique d'Erland – le nocturne où elle s'abandonne – maintenant avec ces paroles où il la renie. Un panneau s'ouvre ; on avance un piano comme un échafaud qu'on dresse. Il est là pour qu'elle chante cette chanson absurde de Schumann. Sa voix manque : elle s'effondre.

    Mais le regard de Gertrud ne se perd pas dans le vide, il reste fixé en elle-même sur cette lumière qu'elle fait triompher seule – et dans le combat horrible, ses yeux ne cillent pas