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Le Sud

Je relis Le Sud de Borges. Je suis d'accord avec l'auteur quand il dit que c'est son meilleur conte. On peut le lire de deux façons : ou bien, l'envisager dans la succession comme le récit d'un accident puis la description d'un voyage de convalescence dans le Sud ; ou bien comprendre cette deuxième partie comme un rêve que le malade fait dans la clinique où il agonise. Cette interprétation n'est pas un mystère : elle est plus ou moins suggérée par le narrateur lui-même. Par ailleurs ce renvoi à une double interprétation est tout sauf extraordinaire chez Borges (l'auteur le signale régulièrement dans ses préfaces) : par exemple les nouvelles L'Aleph ou Le Zahir peuvent être lues comme des récits fantastiques ou comme les métaphores d'un chagrin amoureux.

Le récit est peuplé d'allusions qu'un meilleur lecteur saura déchiffrer mais l'histoire est simple et terrible. Un modeste bibliothécaire aime à se rappeler la vie héroïque et violente de ses ancêtres. Ils lui ont légué une propriété dans le Sud où il ne se rend plus depuis des années. Un soir, en rentrant chez lui, pressé d'examiner un livre, il monte l'escalier dans l'obscurité sans attendre l'ascenseur (les dieux, aveugles pour les plus grandes fautes, sont sans pitié pour de simples négligences, commente Borges). Sa tête heurte quelque chose sans qu'il y prenne garde. Mais la brève suspension de la vue et de la douleur est payée ultérieurement d'un abîme de souffrance. Le blessé est transporté dans une clinique où il gît entre la vie et la mort. Alors commence le rêve : après sa guérison, le convalescent décide de partir pour sa maison du Sud. Mais le train le laisse avant destination dans une gare perdue. Pendant qu'il attend un nouveau moyen de transport, un étranger le provoque. Un personnage muet, incarnation du gaucho éternel, lui tend alors un couteau pour qu'il puisse se battre : non pas pour le sauver mais au contraire pour rendre possible un duel où il trouvera une mort certaine.

Cette seconde partie a les couleurs du songe : les images se succèdent sans explication ; les événements même extraordinaires ne suscitent aucune surprise chez le héros ; certains traits de la réalité extérieure semblent des souvenirs (une gravure, un bol venu de l'enfance, un chirurgien). Mais à l'inverse du rêve nocturne, le récit a une cohérence et une signification claire. Il est l'expression d'un désir lucide et médité : le choix de sa propre mort ; non pas une agonie sinistre sur un lit d'hôpital mais un duel conforme à l'idéal héroïque, dans un pays de légende. Ce rêve dirigé, ce n'est rien d'autre que la littérature, écrit ailleurs Borges.

En écrivant cela, je me souviens du film de Powell, A Matter of Life and Death. Le conte et le film partagent une même hypothèse et certains détails (la blessure à la tête, le chirurgien, la couleur rouge). Borges a-t-il voulu écrire une version pessimiste et castillane du film ? Il suffirait peut-être de confronter les dates pour mettre fin à ma rêverie. Ou bien ces deux histoires empruntent leur argument à une troisième, un modèle universellement connu, variant chacune à sa façon un thème éternel.

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