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  • Les derniers mots de Gunnar

    Puisque j'en ai l'occasion, je renvoie aux sagas islandaises où l'intrication de la vengeance personnelle et de la Loi collective est portée à la perfection. Ce n'est pas Ransom Stoddard mais le sage Njall qui dit dans la saga qui porte son nom : c'est par les lois qu'on édifiera notre pays, mais c'est par l'illégalité qu'on le détruira.

    La vengeance se développe selon sa fatalité : gradation des offenses ; extension à la famille et au clan. La collectivité brise la chaîne des représailles par l'autorité d'une loi qui n'est le fait d'aucun état, d'aucune police, d'aucune armée.

    Dans ce monde, la valeur suprême c'est la bonne renommée. D'où la juste célébrité des dernières paroles de Gunnar de Hlidarendi dans la Saga de Njall. Les ennemis ont investi la ferme où il est retranché avec sa femme Hallgerdr et sa mère Rannveig ; Gunnar se défend vaillamment mais ses armes viennent d'être endommagées ; il s'adresse à sa femme (trad. R Boyer) :

    « Donne-moi deux mèches de tes cheveux, et tressez-les, toi et ma mère, pour en faire une corde pour mon arc. – Cela est-il important pour toi ? » dit-elle. « Il y va de ma vie, car ils ne m'auront pas tant que je pourrai me servir de mon arc. – Alors je vais te rappeler la gifle que tu m’as donnée et cela m’est bien égal que tu te défendes plus ou moins longtemps. – Chacun sa façon d’acquérir la renommée, dit Gunnar, et je ne te le redemanderai pas. » 

    Rannveig dit : « c’est mal te conduire, et ta honte vivra longtemps. »

  • The Man who shot Liberty Valance

    Au cinéma, L'Homme qui tua Liberty Valance, de Ford.

    Pendant tout le prologue, je ne vois que le carton à chapeau que Hallie transporte avec un soin et une intensité qui font peur. C'est peu dire qu'il détonne dans l'attirail du deuil. Malgré le noir et blanc, on les imagine roses les rayures de cette boîte ronde et fermée. Hallie ne s'en sépare pas, la couve du regard et de temps en temps la caresse. On ne verra pas l'intérieur ; un des derniers plans du prologue est seulement ce carton que Hallie entrouvre. L'équivalent visuel peut-être de la confession que Ransom commence alors.
    L'autre boîte close dans ces premières scènes c'est le cercueil de Tom Doniphon. Bien évidemment on ne nous fait pas voir le cadavre. Dans l'épilogue enfin les deux boîtes sont montrées dans le même plan. Le carton à chapeau a été vidé de son contenu : maintenant déposée sur la bière, la fleur du cactus, emblème côté cœur de Tom Doniphon, sorti de la boîte. Voilà pour la confession, amoureuse, de Hallie.

    La confession de Ransom revient également à sortir Tom Doniphon du hors-champ : on nous raconte deux fois le duel fameux qui oppose Ransom à Liberty Valance ; la première fois conformément à la légende, comme un combat singulier ; la seconde en nous montrant Tom Doniphon embusqué tirant le coup de feu mortel.
    Cette vision en deux temps, nous en avons eu une première expérience dans la scène où Tom Doniphon et Liberty Valance s'affrontent. Les deux hommes se font face à travers la cantine, prêts à tirer. Liberty Valance qui est avec ses sbires pense triompher : son adversaire n'est-il pas seul contre trois ? non, il n'a pas vu derrière lui Bompey à la porte de la cuisine avec un fusil.

    Mais toute la différence entre ces deux scènes, c'est que le premier duel respecte les règles du combat singulier, celles d'un affrontement personnel (pas nécessairement égal et juste) entre deux individus qui se font face ; alors que le second est la négation de ces règles (un tireur caché). Le comble est que cette transgression soit accomplie par l'homme qui incarne les codes d'honneur du Far West, Tom Doniphon.
    Et parallèlement, Ransom aussi se renie lui-même dans ce duel avec Liberty Valance (son châtiment sera d'avoir à assumer la légende de ce haut fait d'armes jusqu'à la fin de ses jours). Car Ransom est l'homme de la Loi, écrite, abstraite et collective. Il refusait jusque là de se laisser entraîner dans le jeu des offenses et des vengeances personnelles.

  • Dans les hauteurs

    Dans les hauteurs
    A défaut d'être allé là-bas, on peut toujours, ici, écouter Hölderlin :

    An Zimmern
    Die Linien des Lebens sind verschieden,
    Wie Wege sind, und wie der Berge Grenzen.
    Was hier wir sind, kann dort ein Gott ergänzen
    Mit Harmonien und ewigem Lohn und Frieden.

    (A Zimmer
    Les lignes de la vie vont différentes,
    Tels que vont les chemins, et telles les crêtes des montagnes.
    Ici ce que nous sommes, un dieu là-bas peut le parfaire
    Dans l'harmonie et la grâce éternelle et la paix.

    trad. Armel Guerne)

  • L'Empereur du Brésil

    Au musée d'Orsay. Exposition, L'Empire du Brésil et ses photographes.

    Deux vues somptueuses de la campagne à Goianas par Auguste Stahl : un chemin à travers un champ de cannes à sucre vers le village au loin ; un groupe de bâtisses, façades blanches et corps noirs, avec le détail lumineux de chaque tuile et des pinacles.

    Devant les images de Rio au dix-neuvième siècle, je ne peux que repenser au roman de Machado de Assis Dom Casmurro (trad. AM Quint). C'est dans une de ces rues peut-être que vivaient, dans des maisons mitoyennes, les deux enfants Bento et Capitou ; derrière une de ces fenêtres qu'eut lieu la mémorable séance de coiffure ; c'est dans ce jardin public que Bento, à l'instigation de la rusée Capitou, demanda à José Diaz de l'aider à échapper au séminaire ; et, dans la salle suivante, on croise même l'Empereur aux pieds duquel Bento rêva un moment de se jeter, pour qu'il vienne voir sa mère et la détourne du vœu de donner son fils à l'Eglise. Il est assis là parmi la flore de son Empire ; ses yeux sont si clairs et bienveillants qu'on ne doute pas qu'il aurait accepté, et convaincu Dona Gloria de faire plutôt de son fils un médecin.

    Grand émoi dans le voisinage : « l’Empereur est entré chez Dona Gloria ! Et pourquoi donc ? Et pourquoi pas ? » (...)

    Alors l'Empereur donnait de nouveau sa main à baiser, et sortait, suivi de nous tous ; dans la rue, un monde fou, les fenêtres bondées ; un silence surpris ; l'Empereur montait dans son carrosse, se penchait et faisait un geste d'adieu, en disant encore : « la médecine, notre Ecole ». Et le carrosse partait au milieu de l'envie et des remerciements.

  • Heaven's Gate

    Au cinéma, ces derniers jours. Quelques films en avance ou en retard.

    1/ La Porte du paradis de Michael Cimino.

    C'est la première fois que je vois ce film, qui est censé raconter une histoire du Wyoming avant 1900 - mais pour moi, c'est au siècle dernier, la fin des années 70, du bon côté de mon enfance : les cheveux d'Ella ! la tarte sous le torchon ! le violoniste ! les patins à roulettes !

    Il s'agit de la version longue ; le montage est généreux comme les souvenirs de ce temps-là. (Sinon pour moi le film souffre du syndrome de Pasternak dans Docteur Jivago.)

    2/ Voici venu le temps d'Alain Guiraudie

    Ça commence comme un jeu de rôles altermondialiste, enfantin et provincial : les guerriers, les bandits, les propriétaires oppresseurs, les bergers opprimés. La carte du pays est imaginaire, les noms inventés et sonores, mais justes. On crapahute dans les collines vers la montagne pourpre. On discute autour de boissons locales. On parle d'agriculture, de luttes de libération, d'histoires d'amour sans a priori mais non sans complications. Puis ça se gâte. Ça finit par l'irruption de la violence (voici le temps des Assassins ?), la mort (la Liebestod du vieil artiste), et la mélancolie des appartenances.

    3/ The World, de Jia Zhang-Ke.

    Ce n'est pas la Chine qui menace le monde, c'est le monde qui envahit la Chine. Même pas l'original, la copie. Depuis le film précédent (le très bien Unknown Pleasures), les personnages ont vieilli, il faut bosser et ce n'est pas la joie. Le parc d'attractions où ils travaillent (les maquettes des monuments célèbres du monde) est une dérision de leur voyage impossible (pas de visa), une dérision de leurs histoires (imaginez Anita Ekberg se baignant dans une réduction au tiers de la Fontaine de Trevi.)

  • Le voleur de Bagdad

    Au cinéma, Le Voleur de Bagdad, de Michael Powell.

    A nouveau les Mille et Une Nuits.

    L'amour, ici, c'est la réciprocité des regards. Tout commence par un œil peint sur la proue d'un navire, bleu et solitaire comme le regard de son maître, Jaffar. Malgré ses machinations, le mauvais Vizir ne parviendra pas à gagner l'amour de la belle princesse, à faire qu'elle lui abandonne son regard. Elle aime Ahmad : Ahmad l'a vue et elle a vu en retour (reflété dans l'eau) le regard d'Ahmad.

    Amour contrarié : il y a cette scène émouvante où nous voyons la princesse comprendre qu'Ahmad est devenu aveugle. Et, plus loin, à quoi sert l'œil magique, qui permet de voir tout lieu de la terre, si à travers lui on ne peut pas être vu par l'autre ? Le fidèle Abu le brisera.

    L'œil et la flèche : le sultan de Bassora ne veut pas qu'on voit le visage de sa fille. Alors pour que les regards se détournent, les cavaliers dispersent la foule ; les archers décochent leurs flèches.

    Cette flèche contre un regard fait penser à ce que Daniel Arasse écrit dans Le Détail à propos du Martyre de Saint-Sébastien d'Antonello (il voit un œil dans le nombril du saint) : et le rapport entre cet œil et la flèche profondément fichée de l'autre part de l'axe central sonne comme une réponse de la peinture à qui la regarde : retournant la visée qui a laissé sa trace sur lui, le corps fictif envisage à son tour le spectateur (...)

    Tout le passage serait à citer jusqu'à l'évocation du Martyre de Saint-Christophe de Mantegna.

    Le méchant Jaffar meurt d'un carreau d'arbalète en plein milieu du front.

  • Les Mange-pas-cher, de Bernhard

    Vous vous souvenez de Mr Casaubon dans Middlemarch de George Eliot. Cet homme d'église éminent, ce savant distingué, a entrepris un livre colossal, l’œuvre de toute une vie, rien de moins qu'une explication complète des fables de l'Antiquité. Depuis des décennies il accumule les notes et les plans. De temps en temps il publie un article préparatoire, patiemment calculé, dont le retentissement n'égale malheureusement pas l'ambition. Avec l'âge, l'angoisse grandit et le soupçon d'avoir fait fausse route. Il ne sait pas l'allemand ; et il paraît que les théories nouvelles, parues dans cette langue, périment les fondements mêmes de son travail.

    Si encore il était seul dans son labyrinthe, mais faiblesse de la chair, piège de l'orgueil, il vient d'épouser la jeune et belle et intelligente Dorothea Brooke. Elle l'admirait certes, mais depuis le mariage, si peu qu'il l'associe à son travail, il connaît le tourment de lire dans ses yeux au lieu de l'admiration l'horreur secrète du dévouement.

    Le personnage de Thomas Bernhard, Koller, meurt de son entretien avec le narrateur des Mange-pas-cher. Il a décidé de lui dire enfin l’œuvre à laquelle il a voué sa vie, une Physiognomonie, ou du moins de lui en donner les premiers éléments. Car le livre final est aussi éloigné que le village d'à-côté dans le Médecin de Campagne de Kafka : pour l'atteindre Koller doit au préalable produire un écrit (...) dont l'aboutissement, (dit-il), conditionn(e) finalement un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) de fait un autre écrit dont l'aboutissement conditionn(e) un quatrième écrit sur la physiognomonie (...) (trad. C Porcell)

    Koller se désigne lui-même comme un aventurier de l'esprit, un malade de l'esprit. Sa vie entière est vécue selon l'absolu du livre à venir. Des périls mortels la menacent : que ce soient ses parents, la société ou l'université autrichiennes. Les lieux qu'il fréquente ou qu'il fuit déterminent la possibilité ou l'anéantissement de toute pensée (tel parc, tel café, telle cantine.) Les parcours qu'il suit en claudiquant à travers le dix-neuvième arrondissement de Vienne sont des épopées de l'esprit : comme d'aller à ce chêne plutôt qu'à ce frêne ou de choisir pour sa promenade un parc plutôt qu'un autre (et effectivement ce choix a été suivi de l'accident, et de l'amputation, dont il tire la rente qui lui permet de se consacrer entièrement à son ouvrage.)

    A cette lumière, les personnages qu'il fréquente (les habitués d'une table de la Cantine Populaire Viennoise, les mange-pas-cher éponymes) sont hissés à la hauteur d'exempla universels de la Physiognomonie. L'introduction de son grand oeuvre (tout ce que nous en saurons jamais) leur est consacrée. Koller les décrit avec leur vie modeste, leur solitude, leur chimère : l'un les jeunes filles, l'autre la numismatique, le troisième les livres (Novalis, Montaigne, Spinoza, Pascal), le quatrième le snobisme. Le cinquième, dit-il, c'est lui-même. Koller peut mourir et le livre s'achever ; il a rejoint son épigraphe, une phrase de Novalis : nous cherchons l'ébauche du monde - cette ébauche, c'est nous-mêmes.