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  • Un mariage

    Les Mémoires de la Margrave de Bayreuth : un frère et une sœur grandissent entre un père cruel et une mère chimérique, ils sont les victimes de leurs lubies et mauvais traitements. Mais, plus tard, quand elle en fait le récit, la mémorialiste ne voit pas dans ses malheurs d'enfance et de jeunesse les détraquements du système familial. Non la cause de tout cela est à chercher dans le grand jeu des alliances étrangères et dans l'équilibre européen. Nous sommes à la cour de Prusse. La politique matrimoniale est un des moyens primordiaux de la diplomatie. Par elle les enfants royaux accèdent au statut de puissances que se disputent les diverses coteries. La reine est la fille du roi d'Angleterre, également électeur de Hanovre. Toute son ambition est dans le double mariage de ses enfants avec leurs cousins : il faut que Wilhelmine épouse le Prince de Galles et Frédéric la sœur de celui-ci. Le roi de Prusse, ou son ministre Grumkow, soutiennent des partis différents ou émettent des exigences irrecevables. Ce désaccord fondamental explique la guerre domestique. Certes la mère est inconséquente et bavarde ; le père est coléreux et à moitié fou. (Rappelons que :)

    Son occupation principale était de discipliner un régiment qu'il avait commencé à former pendant la vie de Frédéric I., et qui était composé de colosses de 6 pieds de hauteur.

    Il n'y avait que deux moyens de s'insinuer auprès de lui; l'un était de lui fournir de grands hommes, l'autre de lui donner à manger avec une compagnie, composée de ses favoris, et de lui faire boire rasade. Le premier de ces expédients m'était impossible, les grands hommes ne croissant pas comme les champignons, leur rareté même était si grande, qu'à peine en trouvait-on trois dans un pays qui pussent convenir.

    L'affrontement prend un tour dramatique, lorsque, fatigué des humiliations que lui fait subir son père, le prince royal cherche à fuir ; il est arrêté, emprisonné, jugé comme déserteur et peu s'en faut qu'il ne soit décapité à l'exemple de son ami Katt (le roi l'oblige à assister à cette exécution, selon une mise en scène qu'il a élaborée avec tous les raffinements de la pulsion sadique). Wilhelmine elle-même est surveillée, enfermée dans son appartement, sommée d'accepter un mariage inégal. Pour gagner du temps, la faction de la reine suggère un autre nom, celui de l'héritier du Margravat de Bayreuth, espérant que dans l'intervalle l'alliance anglaise se conclura. Mais le stratagème dépasse son but : non seulement le roi accepte le nouveau parti, mais le mariage va se faire tout de suite. La défaite de la reine tourne à la comédie. Jusqu'à la veille de la cérémonie, et le jour même, elle espère un renversement. Elle croit entendre le galop d'un messager ; il apporte la concession ultime de la cour d'Angleterre que le roi ne pourra pas récuser. La reine va jusqu'à conseiller à sa fille de ne pas consommer un mariage qui pourra alors, ultérieurement, être déclaré nul. Cependant le jour des noces :

    Dès que nous eûmes dîné, le roi ordonna à la reine de commencer à me parer. Il étoit quatre heures et je devois être prête à sept. La reine voulut me coiffer. Comme elle n'étoit pas habile au métier de femme de chambre elle n'en put venir à bout. Ses dames y suppléèrent; mais aussitôt que mes cheveux étoient accommodés d'un côté elle les gâtoit, et tout cela n'étoit que feinte pour gagner du temps, dans l'espérance que le courrier arriveroit. Elle ignoroit qu'il étoit déjà en ville, et que Grumkow en avoit les dépêches. On peut bien s'imaginer qu'il ne les donna au roi qu'après que la bénédiction fut donnée. Tout cela fut cause que je fus attifée comme une folle. A force de manier mes cheveux, la frisure en étoit sortie; j'avois l'air d'un petit garçon, car ils me tomboient tous dans le visage. On me mit la couronne royale et 24 boucles de cheveux, grosses comme un bras. Telle étoit l'ordonnance de la reine. Je ne pouvois soutenir ma tête, trop foible pour un si grand poids. Mon habit étoit une robe d'une étoffe d'argent fort riche avec un point d'Espagne d'or, et ma queue étoit de douze aunes de long. Je faillis de mourir sous cet accoutrement. 

  • Certes

    L'âcre fraîcheur de l'herbe et des feuilles profondes

    n'est pas un vers de Rimbaud (les refrains du Chasseur noir non plus) et :

    Aux sons d'une fanfare amoureuse et lointaine

    ne se trouve pas dans les Fleurs du Mal.

  • Un portrait

    Nous retournâmes enfin le 5 de Novembre à Berlin. La duchesse de Saxe-Meinungen, ma grande tante, fille de l'électeur Frédéric-Guillaume y arriva deux jours après nous. Cette princesse étoit veuve de son troisième mari, ayant épousé en premières noces le duc de Courlande, et s'étant remariée après sa mort au Margrave Christian Ernest de Bareith. Elle avait trouvé moyen de ruiner totalement les pays de ces deux princes. On dit qu'elle avait fort aimé à plaire dans sa jeunesse ; il y paraissait encore par ses manières affectées. Elle aurait été excellente actrice pour jouer les rôles de caractère. Sa physionomie rubiconde et sa taille d'une grosseur si monstrueuse qu'elle avait peine à marcher lui donnaient l'air d'un Bacchus femelle. Elle prenait soin d'exposer à la vue deux grosses tétasses flasques et ridées qu'elle fouettait continuellement avec ses mains pour y attirer l'attention. Quoiqu'elle eût soixante ans passés, elle était requinquée comme une jeune personne ; coiffée en cheveux marronnés tout remplis de pompons couleur de rose, qui faisaient la nuance claire de son visage, et si couverte de pierres de couleur qu'on l'eut prise pour l'arc-en-ciel.

    (Mémoires de Wilhelmine, Margrave de Bayreuth)

  • Capriccio

    Capriccio, à l'opéra Garnier.

    (Comment donc finit Capriccio ? Sur le plan de l'allégorie, le dénouement est heureux : la comtesse n'a pas à choisir entre le musicien et le poète, entre les notes et les vers ; elle n'a eu qu'à ouvrir la bouche pour accomplir l'union réussie de la musique et des mots. Seule sur scène, elle chante le beau et fameux monologue conclusif et, dans sa performation, le débat est clos. Le librettiste, le compositeur et l'interprète vivent ensemble et contents. Un aimable ménage à trois s'est arrangé : en voici la célébration et l'enfantement. Malgré la pirouette finale, l'opéra est achevé : effectivement il s'achève. Mais sur le plan de l'intrigue, cela ne va pas si bien ; dans l'univers où Madeleine est amoureuse, souffre et hésite, rien n'est tranché. Il fait nuit, le salon est vide, l'avenir est escamoté. Il ne sera jamais onze heures le lendemain matin, la comtesse n'aura ni Flamand ni Olivier. Tout le monde est parti pour Paris. On entend une dernière fois le gong sinistre interpolé dans le sonnet de Ronsard : la Mort ! Impératrice sans ombre, Ariadne sans Bacchus, Salomé sans la tête de Iokanaan, Arabella sans Mandryka, Maréchale célibataire, la comtesse va-t-elle rester pour toujours à l'état de symbole, dans le suspens qu'il impose ? Alors, avant que le rideau ne se baisse, on voit la chanteuse s'enfuir vers les coulisses, se dépouillant de son costume et de son personnage, tentant d'échapper à la pétrification du signe.)

  • Retour

    Revu les scènes consacrées à saint Jérôme par Carpaccio à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni.

    (Au centre, la Mort de saint Jérôme ordonne le cycle des trois peintures.  Les autres panneaux formant avec elle, l’un et l’autre, une paire : le premier par unité de  lieu (le monastère), le troisième par unité de temps (l’instant de la mort de Jérôme, avec laquelle coïncide la vision de saint Augustin).

    Le corps est étendu au premier plan. Il repose de profil sur une terrasse dallée que des parois ferment aux deux bouts, confondues avec les limites de la représentation. Les moines qui célèbrent le service funèbre se tiennent également dans cet espace en forme de seuil. Derrière eux s’étend la cour du monastère, ouverte sur le désert. Des éléments se font écho d’un espace à l’autre et assurent une transition entre les deux ensembles discontinus : le mât et le palmier là répondent à la croix processionnelle ici ; les couleurs du vêtement des moines s’harmonisent avec celles des collines à l’horizon. Il y a encore ce livre ouvert selon lequel l’abbé ordonne la liturgie. Tout l’espace ultérieur semble sa transposition peinte : le pli de la reliure rejoint les fortes verticales plantées dans la cour ; la page est comme le battant ouvert de la porte de l’enceinte. A la mort du saint succède, pour l’œil, un mouvement d’expansion paisible qui conduit de la dépouille mortelle à l’univers tranquille (L’exhalaison qu’il suggère contraste avec l’agitation et la fuite terrifiées des moines dans la scène précédente – saint Jérôme et le lion – alors que l’apaisement a trouvé là sa première manifestation dans le geste réconfortant du saint.)

    Le confinement de la Vision de saint Augustin s’oppose à cette dilatation de l’espace. Ici, le monde extérieur n’est pas représenté. Un jour surnaturel pénètre une chambre close.  L’illumination est peut-être la répercussion et le retour de ce regard qui, dans le panneau précédent, se propageait librement jusqu’à l’horizon. L’univers n’apparaît que par cette lumière éblouissante qui passe la paroi et, niant l’épaisseur, la rend semblable à un rideau imparfaitement tiré. Les ouvertures sont réduites à des fentes étroites par le raccourci de la perspective. Ici à nouveau c’est l’image transposée d’un livre : non plus ouvert, mal fermé ; l’intérieur n’apparaît obscurément que dans l’entrebâillement des feuilles.)

  • Fer contre fer

    (...) la main de la solitude elle-même s'est dessaisie
    Et me laisse comme le jour où sous la pluie, après votre départ,
    J'ai vu dans un cercle du temps qui n'est pas mesurable 
    Battre, fer contre fer, la petite porte du square.

    (Réda, Hôtel Continental

  • Fleurs et fumée

    Je ne sais plus... Je sors. On nous montre, sous la terrasse, les arbres dans la pente. Là-bas la petite ville se débande dans la campagne et se mélange en descendant avec les parcelles des vergers. Une brume monte dans les branches nues. On nous dit : voici la vapeur des premiers feux de l'automne ; ils brûlent les herbes et les feuilles mortes. Mais des pointes blanches percent le réseau de bois embué. Fleurs et fumée. Je comprends peu à peu la méprise : c'est maintenant une autre saison, non pas les derniers jours de l'été mais le tout début du printemps ; ou ses signes avancés lorsque les amandiers refleurissent, par condensation.