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  • Tristan und Isolde

    Version de concert à la salle Pleyel.

    (Ce matin, après le concert hier soir, je relis le poème qui clôt Connaissance de l'Est de Claudel, Dissolution. L'inspiration et jusqu'au titre (je m'en avise) ne sont peut-être pas sans rapport avec le Liebestod wagnérien, bien qu'ici l'aventure amoureuse se termine par une trahison et un départ et que la doctrine soit catholique.

    Et je suis de nouveau reporté sur la mer indifférente et liquide. Quand je serai mort, on ne me fera plus souffrir. Quand je serai enterré entre mon père et ma mère, on ne me fera plus souffrir. On ne se rira plus de ce coeur trop aimant. Dans l'intérieur de la terre se dissoudra le sacrement de mon corps, mais mon âme, pareille au cri le plus perçant, reposera dans le sein d'Abraham.

    Pour la première fois, sans doute, je l'ai entendue ainsi, la mort d'Isolde, comme une dissolution de la réalité corporelle : l'âme quitte son habillement terrestre, le personnage se dévêt de son aventure charnelle, la voix elle-même délaisse le personnage et révèle ce "cri le plus perçant" (c'est aussi la note que la trompette tient dans l'intervalle ouvert entre deux bouffées orchestrales dans les tous derniers instants), inflexible et général. Ce n'est pas  habituellement un morceau que j'aime beaucoup : il apparaît comme un recul après l'extase-agonie de Tristan où Wagner donne cours à sa voix la plus intime, à ce mélange ou à cette mixture d'irritation et d'excitation, d'exaltation et de dépression, de désir et de douleur, de renoncement et d'appel. La reine entre à petites foulées sur la scène, rafraîchie et reposée du long entracte, constate la mort de son amant et se pâme dans le déferlement musical. Non, ici, elle est venue accomplir la métarmophose, grandissant, plus qu'humaine, égalant en taille et en profondeur les dimensions du théâtre, absorbant toutes les puissances d'abstraction de la musique pour atteindre à l'éternel.)

  • Debussy

    Récital de mélodies de Debussy à la Maison de la Radio.

    (Entendre les Chansons de Bilitis, c’est retrouver la prosodie de Pelléas et Mélisande, cette façon caractéristique de dévider, sans le rompre, le fil des vers démesurés élaborés par Louÿs ou par Maeterlinck. La voix épouse le profil gigogne de ces alexandrins tératologiques et la musique porte le souffle dans leurs emboîtements jusqu'à la finale retardée :

    ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps à chercher ma ceinture perdue

    comme

    le troisième jour qui suivra cette lettre allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer

    La chevelure ou le prétexte de la parure égarée sont des accessoires, et des lieux communs, mis en usage par l’un et l’autre poète ; mais l’érotisme est plus actuel chez Louÿs. Les trois poèmes choisis par Debussy pourraient s’intituler : l’initiation, l’union (en rêve), l’animal triste. Dans le dernier, le Tombeau des naïades, le paysage d’églogues se retrouve plongé dans un hiver septentrional. L’image qui clôt la pièce est empruntée (il me semble) au Faune de Mallarmé (qui dans tout ceci n’est jamais bien loin).

    Et avec le fer de sa houe il cassa la glace de la source où jadis riaient les naïades. Il prenait de grands morceaux froids, et, les soulevant vers le ciel pâle, il regardait au travers.

    vient de :

    Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
    Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
    Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
    Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
    D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.

    Je ne sais pas s’il faut comprendre que le morceau de glace, vu en transparence, rappelle l’éclat laiteux de la carnation des nymphes perdues.)

  • Révélation nocturne

    Je suis alors bien content d'avoir pu, au plus profond du sommeil, composer un vers entier, certes isolé mais complet, adéquat et conforme aux règles de la prosodie. Cependant je peine maintenant à le retrouver ; plusieurs mots manquent que l'effort de mémoire efface quand il les cherche et les syllabes se dissolvent comme un dessin qui se brouillerait à proportion qu'on le fixe. Récapitulons les lambeaux épars : il y avait dans la première moitié le verbe nouer et il me semble qu'il se conjuguait à la troisième personne du pluriel, à l'imparfait ; après la césure, venait ce membre aux branches du et puis un nom d'arbre, à la rime. Mais je crois que je m'éveille peu à peu. Je songe au cri de guerre de Golaud Absalon ! Absalon ! alors qu'il retient sa femme par les cheveux l'ayant jetée à terre et la maltraite. Je comprends l'allusion au fils de David, mort, livré aux coups de Joab, parce que sa longue chevelure s'est prise dans les branches "d'un grand térébinthe" sous lequel il passait à dos de mulet, en fuyant. Les éléments du récit de la Bible sont assurément dispersés dans la pièce de Maeterlinck et il s'agit à présent de les renouer.

  • Bartók, Mahler

    Concert salle Pleyel.

    (Cela faisait des années que je n'avais pas entendu le premier concerto pour violon de Bartók. Je l'ai beaucoup écouté, il y a bien longtemps, avec une dilection particulière pour le premier mouvement. Celui-ci fait partie de ces morceaux, j’en pourrais donner trois ou quatre autres exemples, dont l’audition appelle immédiatement à la mémoire un texte avec lequel il s'est un jour rencontré. J'avais la mauvaise habitude, je l'ai encore, de laisser la musiquer jouer tout en lisant ; comme, en général, la musique requiert l'attention moins fortement que le livre, on finit par ne plus guère l’entendre, ravalée, sinon par intervalles, au rôle subsidiaire de fond sonore. Mais  quelquefois elle s'insinue entre les lignes et le hasard ou une secrète affinité font qu'elle devienne indissociablement mêlée à un passage marquant du livre lu. On s’en rend compte ultérieurement, à la réécoute (dans l’éternelle répétition, les sons reviennent plus souvent que les mots). Et le rapprochement se renforce alors par la remémoration, qui achève de trouver des ressemblances, inventées ou réelles, entre les deux éléments amalgamés.

    Loin des intentions élégiaques du compositeur (un portrait de la femme aimée), il s’agit ici d’un passage de Kafka, dans l’Amérique. Au chapitre trois, Karl Rossman, le jeune émigrant, passe outre les réticences de son oncle et accepte l’invitation d’un ami de celui-ci à venir dîner dans sa maison de campagne. Il fera connaissance là-bas de la fille de son hôte. Comme l’endroit est assez éloigné de la ville, Karl doit également y passer la nuit. Mais la soirée se déroule moins heureusement que prévu et l’atmosphère s’imprègne peu à peu des teintes du cauchemar. Délaissé de tous, Karl se retrouve seul dans la chambre qu’on lui a préparée, avant d’en ressortir pour explorer les lieux. La scène suivante appartient (si pareille catégorie existe) au genre des déambulations nocturnes dans une maison inconnue. La musique commence alors : le héros marche dans un long corridor,  le fil du violon est ténu comme la bougie tremblotante qu’il tient à la main, cependant l’orchestre, plus vague et plus vaste, figure les ténèbres incertaines qui s’étendent autour de lui. La villa se prolonge au-delà du raisonnable, un courant d’air improbable et constant trahit sans doute quelque communication avec l’extérieur. Le passage n’est pas si long à lire que ne dure la musique mais il culmine avec elle dans un élargissement imprévu de l’espace, que je fais coïncider avec le climax orchestral.)

    Soudain le mur, d'un côté du couloir, cessa pour faire place à une balustrade de marbre glacial. Karl posa la bougie près de lui et se pencha prudemment par-dessus. Il sentit l'haleine d'un vide obscur. Si c'était là le grand hall de la maison – à la lueur de la bougie apparaissait un morceau de plafond traité en voûte –,  pourquoi  n'était-il pas entré en passant par ce hall ? A quoi pouvait servir cette grande salle profonde ? On était penché là comme sur la galerie d'une église.

    (Kafka, Amerika ou Le Disparu – trad. B Lortholary)