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Bartók, Mahler

Concert salle Pleyel.

(Cela faisait des années que je n'avais pas entendu le premier concerto pour violon de Bartók. Je l'ai beaucoup écouté, il y a bien longtemps, avec une dilection particulière pour le premier mouvement. Celui-ci fait partie de ces morceaux, j’en pourrais donner trois ou quatre autres exemples, dont l’audition appelle immédiatement à la mémoire un texte avec lequel il s'est un jour rencontré. J'avais la mauvaise habitude, je l'ai encore, de laisser la musiquer jouer tout en lisant ; comme, en général, la musique requiert l'attention moins fortement que le livre, on finit par ne plus guère l’entendre, ravalée, sinon par intervalles, au rôle subsidiaire de fond sonore. Mais  quelquefois elle s'insinue entre les lignes et le hasard ou une secrète affinité font qu'elle devienne indissociablement mêlée à un passage marquant du livre lu. On s’en rend compte ultérieurement, à la réécoute (dans l’éternelle répétition, les sons reviennent plus souvent que les mots). Et le rapprochement se renforce alors par la remémoration, qui achève de trouver des ressemblances, inventées ou réelles, entre les deux éléments amalgamés.

Loin des intentions élégiaques du compositeur (un portrait de la femme aimée), il s’agit ici d’un passage de Kafka, dans l’Amérique. Au chapitre trois, Karl Rossman, le jeune émigrant, passe outre les réticences de son oncle et accepte l’invitation d’un ami de celui-ci à venir dîner dans sa maison de campagne. Il fera connaissance là-bas de la fille de son hôte. Comme l’endroit est assez éloigné de la ville, Karl doit également y passer la nuit. Mais la soirée se déroule moins heureusement que prévu et l’atmosphère s’imprègne peu à peu des teintes du cauchemar. Délaissé de tous, Karl se retrouve seul dans la chambre qu’on lui a préparée, avant d’en ressortir pour explorer les lieux. La scène suivante appartient (si pareille catégorie existe) au genre des déambulations nocturnes dans une maison inconnue. La musique commence alors : le héros marche dans un long corridor,  le fil du violon est ténu comme la bougie tremblotante qu’il tient à la main, cependant l’orchestre, plus vague et plus vaste, figure les ténèbres incertaines qui s’étendent autour de lui. La villa se prolonge au-delà du raisonnable, un courant d’air improbable et constant trahit sans doute quelque communication avec l’extérieur. Le passage n’est pas si long à lire que ne dure la musique mais il culmine avec elle dans un élargissement imprévu de l’espace, que je fais coïncider avec le climax orchestral.)

Soudain le mur, d'un côté du couloir, cessa pour faire place à une balustrade de marbre glacial. Karl posa la bougie près de lui et se pencha prudemment par-dessus. Il sentit l'haleine d'un vide obscur. Si c'était là le grand hall de la maison – à la lueur de la bougie apparaissait un morceau de plafond traité en voûte –,  pourquoi  n'était-il pas entré en passant par ce hall ? A quoi pouvait servir cette grande salle profonde ? On était penché là comme sur la galerie d'une église.

(Kafka, Amerika ou Le Disparu – trad. B Lortholary)

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